La répression des images. Par André Gunthert

Thierry Fournier, La Main invisible, 2020, ici d’après une photographe de Amaury Cornu, 2019

Thierry Fournier, La Main invisible, 2020, ici d’après une photographe de Amaury Cornu, 2019

Signal d’encouragement pour les forces de l’ordre, la restriction du droit de filmer la police est un tournant majeur, une marque du déclin des libertés et de la dérive vers un pouvoir autoritaire.

Pendant que des professeurs enseignent à leurs élèves que des caricatures islamophobes sont le comble de la liberté d’expression, l’adoption de la loi «Sécurité globale» et son article 24, qui restreint le droit de filmer la police, porte un coup sévère aux libertés publiques. La France rejoint ainsi l’Espagne, premier pays démocratique à avoir interdit en 2015 de filmer ou de photographier les opérations de police.

Il s’agit des premières décisions législatives portant sur les images numériques dans leur usage politique. Cette étape traduit une évolution historique du modèle social-démocrate, marquée par un durcissement du maintien de l’ordre et un déplacement corollaire des moyens de la protestation. La répression féroce qui a accueilli le mouvement des Gilets jaunes a encouragé le recours à l’enregistrement vidéo, utilisé comme instrument de sousveillance. La diffusion de ces images comme preuve de la criminalisation des manifestations a suscité d’intenses conversations  sur les réseaux sociaux et fait émerger le thème des violences policières dans le débat public, malgré les réticences des grands médias.

Dans leur ouvrage récent, Politiques du désordre, les chercheurs Olivier Fillieule et Fabien Jobart expliquent cette montée des violences par le choix des dirigeants, sous l’influence du précédent thatchérien, d’ignorer ou de réprimer les mouvements sociaux. En refusant, dès le début des années 2000, de répondre à «la rue», pour ne prendre en compte que la seule expression électorale, les gouvernements d’inspiration néolibérale affaiblissent l’outil de l’expression politique spontanée: la manifestation, dont les effectifs diminuent en même temps que ses acteurs se radicalisent. La riposte répressive qui répond à la casse incarne le refus de tenir compte de l’expression des aspirations sociales.

Cette mise au rancard de la démocratie d’opinion, qui a toujours accompagné la démocratie électorale, constitue une évolution majeure des équilibres politiques, qui relègue des pans entiers de la société dans le silence de l’abstention, au profit d’une relation clientéliste avec la frange vieillissante des électeurs. Ce virage s’accompagne notamment d’une stigmatisation de Mai 68, emblème de la révolte désigné comme origine du désordre. Il se traduit également, chez les responsables de droite, par un affichage démonstratif d’une violence verbale ou comportementale, elle aussi d’inspiration thatchérienne, censée incarner le spectacle de l’ordre. Sarkozy est le premier président français à jouer ostensiblement la carte de ce brutalisme politique qui trouve son prolongement naturel dans le primat du maintien de l’ordre.

L’autoritarisme est à l’autorité ce que la brutalité est à la force: une mise en scène de son excès dicté par la faiblesse. L’Etat néolibéral est une administration paradoxale, qui met toutes ses forces à se priver de moyens. L’affaiblissement des instruments de l’action publique impose d’abandonner les processus de concertation et de dialogue au profit d’une démocratie de théâtre, qui exhibe ses pectoraux à défaut de pouvoir remédier aux difficultés sociales.

Les forces sociales ont commencé à s’adapter à ces conditions nouvelles. Le mouvement Nuit debout et les Gilets jaunes ont choisi de faire évoluer le modèle classique de la manifestation vers des occupations symboliques: l’espace nocturne ou les ronds-points. Mais l’appropriation de ces espaces n’a pas suffi à éviter la répression. Comme les manifestations du lundi en RDA en 1989, la répétition hebdomadaire des défilés des Gilets jaunes a alors installé dans la durée un rendez-vous visibilisé par ses reprises médiatiques et par sa discussion participative sur les réseaux sociaux. C’est sur ce terrain qu’est apparu l’intérêt d’un nouvel outil d’alerte et de lutte: les vidéos de violences policières, preuves du refus de dialogue des pouvoirs publics, à l’impact multiplié par l’émotion et la valeur documentaire.

Plusieurs articles de la loi «Sécurité globale» ont pour objet de rétablir l’asymétrie de la visibilité mise en danger par les vidéos. Selon l’analyse du journaliste Olivier Tesquet, les articles 21 et 22 sur l’usage des caméras-piéton et des drones amplifient le contrôle visuel des citoyens, quand l’article 24 vise à protéger les policiers de toute identification.

Imposée au ministère de l’Intérieur par les syndicats majoritaires de la police (Unité SGP et Alliance), qui réclament depuis des années l’interdiction de filmer les agents, cette dernière mesure a avant tout valeur de signal politique pour des troupes épuisées. Comme l’a montré le rapport du haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, il n’est en effet pas possible de réprimer l’enregistrement dans l’espace public sans contredire les lois sur la liberté de la presse et plusieurs accords internationaux signés par la France.

Selon un principe déjà employé avec les «lois sur le voile» (2004, 2010), qui dissimulent leur but premier derrière un élargissement compatible avec la Constitution, l’article 24 camoufle donc l’objectif policier derrière une rédaction alambiquée, qui évite l’interdiction directe, mais punit de lourdes peines d’amende et de prison la diffusion de l’image du visage des agents avec de mauvaises intentions. Les observateurs ont eu beau jeu de rappeler que la loi protège déjà les policiers contre l’exposition en ligne, et que le ministre de l’Intérieur venu défendre sa loi à l’Assemblée a peiné à trouver des exemples illustrant les dangers dénoncés. Le double assassinat de Magnanville cité par Darmanin n’a aucun rapport avec la vidéo, et le seul cas de harcèlement subi par un agent de la BAC de Saint-Denis suite à une diffusion d’images interroge sur le recours à l’outil législatif.

Le flou de ces dispositions pourrait se traduire par des difficultés d’application typiques des lois de circonstance. Il sera du reste difficile d’empêcher l’emploi de la vidéo dans l’espace public, tant celui-ci est encouragé par l’accentuation des brutalités. Mais on peut déjà observer les effets sur les libertés d’une loi qui a d’abord pour fonction de réaffirmer le soutien sans faille aux forces de l’ordre. Les interpellations sans motif de journalistes, les violences ou les intimidations qui ont accompagné les manifestations contre le dispositif «Sécurité globale» confirment malheureusement que dans un Etat soumis à la volonté de sa police, la loi n’est déjà plus un préalable nécessaire à la restriction des libertés.

André Gunthert, le 25 novembre 2020

  • Réf. Olivier Fillieule, Fabien Jobard, Politiques du désordre. La police des manifestations en France, Paris, Seuil, 2020.


André Gunthert est enseignant-chercheur, maître de conférences en histoire visuelle à l’EHESS depuis 2001. Spécialiste d’histoire de la photographie, il a élargi son champ d’étude aux usages sociaux des images, et compte parmi les premiers à avoir interrogé leur basculement dans l’ère numérique. Ses recherches actuelles sont consacrées aux systèmes narratifs de la culture visuelle. Il publie régulièrement ses travaux récents sur son blog L’image sociale.

Thierry Fournier, La Main invisible #6, 2020, d’après une photographie de Kiran Ridley, manifestation des Gilets Jaunes à Paris, 2018

Thierry Fournier, La Main invisible #6, 2020, d’après une photographie de Kiran Ridley, manifestation des Gilets Jaunes à Paris, 2018