Le véritable abysse américain que Timothy Snyder n'arrive pas à voir. Par Franco «Bifo» Berardi

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«The American Abyss». L'essai publié par Timothy Snyder dans le New York Times Magazine (1) le 9 janvier a un beau titre, même s'il n'est pas très original. La lecture du texte a cependant été un peu décevante pour moi. Snyder écrit:

La Post-vérité, c’est le pré-fascisme, et Trump a été notre président post-vérité. Renoncer à la vérité, c’est donner le pouvoir à ceux qui ont la richesse et le charisme nécessaires pour mettre en scène un spectacle qui tiendra lieu de vérité. Sans un accord commun sur un certain nombre de faits incontestables, les citoyens ne peuvent pas former de société civile qui leur permette de se défendre. À partir du moment où nous perdons les institutions qui produisent des faits que nous jugeons pertinents, il ne nous reste que l’attrait des abstractions et des fictions. Dès lors qu’elle est une denrée rare, la vérité a du mal à se défendre. L’ère de Trump — comme l’ère de Vladimir Poutine en Russie — est celle du déclin de l’information locale. Les réseaux sociaux ne sauraient s’y substituer : ils surdéterminent les habitudes mentales qui font que nous recherchons les stimulations et le confort des émotions, si bien que nous ne distinguons plus ce qui semble être vrai de ce qui l’est effectivement.

Je suis évidemment d'accord avec ce dernier point; cela dit, cela n'explique rien. Ce qu'il faut expliquer, c'est pourquoi une grande partie de la société américaine «croit» aux déclarations systématiquement fausses.

Au fait : Snyder pense-t-il que les Trumpistes «croient» aux mots de Trump au sens littéral?

Dans le livre Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes? (Les Grecs croyaient-ils en leurs mythes?), Paul Veyne remet en question le sens de «croyance». Sa conclusion est que la force de la mythologie ne consiste pas à croire littéralement à une métaphore, à oublier les crochets avant et après l'énonciation métaphorique. La croyance mythologique (comme la contagion mémétique) permet aujourd'hui de même une sorte de cohérence pragmatique dans la vie des «croyants». Cela donne un sens au monde de ceux qui tiennent compte de cette mythologie, au milieu d'un monde qui a perdu tout sens.

Par exemple, croire l'affirmation de Trump :«J'ai gagné les élections» n'est pas une erreur sémiologique. C'est plutôt une stratégie d'affirmation de soi identitaire. Lorsque les libéraux parlent de «fausses nouvelles», ils passent totalement à côté du sujet, car ceux qui partagent une mythologie (ou un mème) ne recherchent pas la vérité factuelle, comme le ferait un spécialiste des sciences sociales. Au lieu de cela, ils utilisent consciemment ou inconsciemment la force de la fausse énonciation comme un exorcisme, comme une insulte, comme une arme.

La question la plus importante à se poser n'est pas pourquoi Trump ment, mais plutôt pourquoi tant de gens votent pour lui en premier lieu. Quelles sont les conditions - économiques, politiques, sémiologiques, etc. - qui produisent ce vote et cette action? La solution au problème n'est pas de destituer (à nouveau) l'homme orange, ni de l'interdire de Twitter (trop tard, monsieur Dorsey, trop tard). Il s'agit plutôt de permettre aux gens de penser et de choisir d'une manière qui ne soit pas assombrie par l'humiliation et le ressentiment.

La crise américaine n'est pas générée par les effets pervers de la communication de masse. Elle est le fruit des contradictions qui émergent de la nature raciste du pays le plus violent de tous les temps.

La clé pour comprendre les événements actuels aux États-Unis se trouve dans une phrase que le président George HW Bush a prononcée lors du Sommet de la Terre de Rio de Janeiro en 1992. Ce sommet était consacré à discuter des changements climatiques imminents et à trouver des moyens de réduire les effets des croissance sur l’environnement.

«Le style de vie du peuple américain n'est pas négociable», a déclaré le président.

Le mode de vie américain peut être résumé en une statistique: l'Américain moyen consomme quatre fois plus d'électricité que le non-américain moyen. Les Américains blancs - dont certains ont été appauvris par le krach financier de 2008, crise de laquelle seule la classe financière est sortie victorieuse - qui se sentent humiliés par cinquante ans de guerres criminelles perdues ignominieusement, et s'inquiètent de la perte imminente de leur domination démographique, s'accrochent désespérément au peu qu'ils ont encore: leurs SUV, leurs armes et le droit de manger d'énormes quantités d'animaux. Mis en danger par la mondialisation, leur privilège s'estompe rapidement, ils sont donc prêts à suivre un führer qui promet de rendre l'Amérique à nouveau grande.

Ce qui s'est passé le 6 janvier à Washington n'était ni une insurrection ni un véritable coup d'État. C'était un épisode, à la fois farfelu et criminel, de la guerre civile américaine entre nationalisme blanc et globalisme libéral. Les globalistes et les nationalistes sont tous deux des expressions de la suprématie capitaliste américaine. Cette guerre civile va durer et s'étendre, et - heureusement pour l'humanité - elle consommera la puissance américaine.

Si vous voulez comprendre la guerre civile en cours, vous devriez lire un article du journaliste américain Thomas Frank, publié dans Le Monde Diplomatique :

Dans un restaurant-barbecue près de la maison de ma famille, un homme serait entré avec un chapeau Trump rouge vif mais pas de masque antiviral. Lorsque l'adolescent à la caisse enregistreuse (payé 8,50 $ l'heure, note le papier) a demandé à l'homme de se couvrir le nez et la bouche selon les règles locales, l'homme a relevé sa chemise comme Clint Eastwood dans un western italien pour laisser le gamin voit qu'il portait un pistolet. (2)

Cela illustre la prévalence d'une guerre civile rampante dans le tissu de la vie quotidienne américaine, qui continuera à exploser périodiquement comme elle l'a fait le 6 janvier. Cette guerre de faible intensité va devenir la norme, et peu à peu elle entraînera la police et l'armée dans la mêlée.

L'abîme n'est pas sémiologique, mais culturel, social et racial. La suprématie blanche est le fondement central de l'identité américaine parce que les États-Unis sont basés sur le génocide et l'esclavage. Trump n'est pas une exception maligne, mais l'âme authentique de l'Amérique blanche. C'est cela l'abîme, pas la propagation de mensonges ridicules que seuls les libéraux blancs prennent au sérieux.

Le 13e amendement n'a pas aboli l'esclavage aux États-Unis. Il l'a simplement légalisé, de sorte que les champs de coton ont été remplacés par des emprisonnements de masse.

Là est l'abîme que Timothy Snyder ne parvient pas à voir.

Franco «Bifo» Berardi

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NOTES
1 Timothy Snyder, «The American Abyss», New York Times Magazine , 9 janvier 2021 → . J'ai publié un essai du même titre dans le numéro de septembre 2020 de la revue e-flux —voir → .

2 Thomas Frank, «America, the Panic Room», Le Monde Diplomatique , octobre 2020 → .


Franco Berardi dit Bifo est un philosophe et militant politique italien issu de la mouvance opéraïste. Il rejoint le groupe Potere Operaio et s'implique dans le mouvement autonome italien dans les années 1970, notamment depuis la Faculté des Lettres et de Philosophie de l'Université de Bologne, où il enseigne l'esthétique avec le professeur Luciano Anceschi.


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