André Markowicz : élections russes, marasme occidental

Un électeur russe habillé en missile « Sarmat » lors du scrutin du 18 mars, via Ivan Safronov sur Twitter

Un électeur russe habillé en missile « Sarmat » lors du scrutin du 18 mars, via Ivan Safronov sur Twitter

Au moment où j’écris (lundi matin), nous n'avons pas les résultats définitifs, mais je voudrais faire quelques remarques sur les élections russes.

D’abord, ces élections ont marqué les nouvelles limites territoriales de la Russie, puisqu'elles ont inclu les républiques autoproclamées du Donbass et de Lougansk, c’est-à-dire que ces républiques sont de facto aujourd’hui dans la Fédération de Russie. — Sachant que Poutine vient de signer avec Loukachenko un traité d'intégration du Bélarus et de la Russie, nous avons là une extension territoriale très claire. Loukachenko et Poutine ont invoqué l'exemple de l'intégration de l'Union Européenne pour justifier le traité. Certes. Et néanmoins, la Russie de Poutine a franchi une nouvelle étape vers la reformation de l’URSS. Et c’est elle qui a les cartes en main.

Sur les élections, que dire ? — Elles sont marquées, d’abord, par le fait que tous les candidats que le pouvoir considérait comme dangereux (quel que soit leur parti d’origine) ont été empêchés de participer, pour telle ou telle raison. Et donc, par le fait qu’il n’y avait pas, théoriquement, d’opposition. Ensuite, par le fait que la répression politique a atteint une dimension encore jamais vue, et ce, de deux façons : d’abord, à cause du fait que ce sont des milliers (sans doute plutôt, à travers tout le pays, des dizaines de milliers) qui ont été arrêtées et condamnées à la prison ; ensuite, à cause de la loi sur l’extrémisme, on a calculé que c’étaient non plus des dizaines de milliers de personnes, mais, réellement, des millions qui s'étaient vues privées de leur droit de vote, simplement pour avoir, à un moment ou un autre, par exemple, re-tweeté ou partagé sur FB un post ou une phrase d'Alexéï Navalny, ou de quelqu’un qui lui-même partageait une phrase de Navalny — ayant fait cela, même il y a cinq ans, elles se sont rendues coupables de propagande extrémiste, et sont donc considérées comme indignes de participer au processus électoral.

Ensuite, évidemment, les fraudes, et sans doute plus encore que dans les élections précédentes, sont massives, constantes, grossières — et, visiblement, il se passe des choses pas très claires avec la prise en compte des votes électroniques. On apprend, ce matin, qu’à Pétersbourg, les assesseurs ou les présidents de bureaux de vote qui avaient protesté ou ne serait-ce que signalé des irrégularités sont arrêtés ou convoqués à la police.

Tout a été fait pour rendre impossible le « vote intelligent » proposé par l'équipe de Navalny. — Un « vote intelligent », il faut le dire, parfois problématique, parce que le principe en est cristallin : votez pour n'importe qui, sauf pour le parti de Poutine. Et donc, l'équipe de Navalny peut appeler à voter pour un communiste, voire pour un nationaliste fascisant (eh oui), à partir du moment où il a une chance de battre le poutiniste en place. L'idée est simple : d’abord, on élimine les poutinistes, et après, on fera une élection réelle, une fois que le poutinisme aura été éliminé par les urnes. Techniquement, là encore, c'est très simple : deux ou trois jours avant les élections, on désignait la personne la plus apte à battre le candidat poutinien, et on la désignait, évidemment, par internet.— Le fait est que c’est contre ce « vote intelligent » que le pouvoir a employé tous les moyens qu’il avait. A l'intérieur de la Russie, tous les sites qui en parlaient ont été bloqués, après avoir été hackés plusieurs fois de suite, et les gens qui s'étaient inscrits dessus, des centaines de milliers de personnes, ont tous reçu des mails de menaces, officiels. La Russie avait demandé à Google d'effacer des moteurs de recherche les mots « vote intelligent » — de façon à ce que, si les internautes tapaient ces mots, ils ne trouvent pas les consignes de vote...

Mais l'événement essentiel est que le pouvoir russe a officiellement ordonné à Google et à Youtube (c’est Google qui possède Youtube, comme nous savons, mais Google est américain), de bloquer toutes les pages de Navalny et de ses camarades, et toutes les pages qui parlaient du « vote intelligent » et donnaient des consignes de vote secteur par secteur, et que, pour la première fois de leur histoire, Google et Youtube ont cédé, et ont bloqué ces pages. Je n’ai pas compris sur quelles bases légales — mais, d'après ce que j’ai pu glaner, là encore sur Youtube, auprès de différents commentateurs russes (en particulier chez Ilia Iachine), il y aurait eu des menaces physiques contre les représentants de Youtube en Russie, et la menace de bloquer absolument toute diffusion de Google (ce que les Chinois font depuis longtemps). Bref, Google a cédé devant Poutine.

Malgré cela, il apparaît que, dans les grandes villes (Pétersbourg et Moscou — je n’ai pas d'informations sur les autres), malgré les bourrages d’urnes, les tourniquets (des groupes de gens non-identifiés qu’on amène voter plusieurs fois de suite d’un secteur à l’autre), malgré toutes les pressions et ce qu’il faut bien appeler le début de la terreur, la plupart des candidats désignés par le « vote intelligent » (désignés, souvent, malgré eux), ont battu les candidats du pouvoir (il faudra voir concrètement, dans les jours qui viennent, les résultats précis), et on assiste à une poussée très forte des communistes. Pourquoi des communistes ? Parce que, ces derniers temps, un certain nombre de communistes (dont la plupart ont été écartés des élections par leur propre parti) ont protesté contre la politique de Poutine, et donc, que, même si c’est sans doute à tort, c’est ce parti qui est considéré comme étant d’opposition. — Bon, moi, l'opposition des communistes, et, n’est-ce pas, la position des communistes russes, hum... Et néanmoins, s’ils arrivent à plus de 25% des voix, c’est le signe que les gens en ont absolument assez de la corruption de la « Russie unie ».

*

Que s’est-il donc passé en Russie ? Les électeurs ont, de toutes les façons possibles, essayé de montrer qu’ils n'acceptaient plus le pouvoir — même s’il n’y a aucun moyen de s’en débarrasser. Et le pouvoir a montré qu’il avait les mains libres, à l’intérieur, pour réprimer toute velléité d'opposition (et de la réprimer à la chinoise), comme à l’extérieur, puisque Google a cédé devant ses ordres et que personne, à ma connaissance, n’a protesté contre la participation des républiques sécessionnistes de l'Ukraine à une élection intérieure russe.

Le fait est que l'affaire des sous-marins australiens a ouvert en Occident une crise sans précédent, et que cette crise est considérée par les commentateurs poutiniens non seulement comme le signe de l'enterrement définitif de l’Otan, mais aussi comme un coup majeur porté contre l'Union européenne telle qu’elle est aujourd’hui, dès lors que tous les régimes conservateurs au pouvoir à l’est de l'Union (la Pologne et la Hongrie) soutiennent les USA, et que l’Allemagne se tait, elle qui a fait tout son possible pour que le Nord-stream 2 soit achevé. C'est un marasme général de l’Occident. — Poutine a, oui, objectivement parlant, les mains libres.

Mais il vieillit et la Russie ne cesse de s'enfoncer.

André Markowicz

Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.