Arundhati Roy : Notre bataille pour l'amour doit être menée de manière militante - et magnifiquement gagnée.

Je remercie les organisateurs de l'Elgar Parishad 2021 de m'avoir invité à prendre la parole à ce forum pour marquer ce qui aurait été le 32ème anniversaire de Rohit Vemula et la victoire de 1818 à la bataille de Bhima Koregaon. Non loin d'ici, les troupes Mahar combattant dans l'armée britannique ont vaincu le roi Peshwa Bajirao II sous lequel les Mahars et d'autres castes dalits ont été cruellement persécutés et rituellement dégradés de manière indescriptible.

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De cette plate-forme, permettez-moi de me joindre aux autres orateurs pour exprimer ma solidarité avec la manifestation des agriculteurs qui appelle au retrait immédiat des trois Farm Bills qui ont été enfoncées dans la gorge de millions d'agriculteurs et de travailleurs agricoles et les ont amenés dans la rue. Nous sommes ici pour exprimer notre chagrin et notre colère envers les nombreuses personnes décédées au cours de la manifestation. La situation aux frontières de Delhi où les agriculteurs campent paisiblement depuis deux mois devient tendue et dangereuse. Tous les trucs et provocations possibles sont utilisés pour diviser et discréditer le mouvement. Aujourd'hui, plus que jamais, nous devons être aux côtés des agriculteurs.

Nous sommes également ici pour exiger la libération des dizaines de prisonniers politiques - y compris ceux qui sont connus sous le nom des Bhima Koregaon 16 - emprisonnés sur des accusations ridicules en vertu de lois anti-terroristes draconiennes. Beaucoup d'entre eux ne sont pas seulement des camarades mais des amis personnels avec qui j'ai ri, marché et rompu le pain. Personne, pas même leurs ravisseurs, ne croit probablement qu'ils ont commis les crimes éculés dont ils sont accusés - planifier l'assassinat du Premier ministre ou comploter des meurtres.

Tout le monde sait qu'ils sont en prison pour leur clarté intellectuelle et leur courage moral - deux qualités considérées par ce régime comme une menace importante. Pour compenser des preuves inexistantes, les feuilles d'accusation contre certains des accusés comptent des dizaines de milliers de pages. Cela pourrait prendre plusieurs années à un juge pour simplement les lire, ce qui ne l’empêchera pas de prononcer ses sentences.

Une proposition risquée

Il est aussi difficile de se défendre contre de fausses accusations que de réveiller une personne qui fait semblant de dormir. En Inde, nous avons appris que l’usage d’un recours juridique est une proposition risquée. Dans tous les cas, où et quand les tribunaux ont-ils déjà renversé la tendance au fascisme? Dans notre pays, les lois sont appliquées de manière sélective en fonction de votre classe, caste, appartenance ethnique, religion, sexe et croyances politiques. Ainsi, alors que les poètes et les prêtres, les étudiants, les militants, les enseignants et les avocats sont en prison, les meurtriers de masse, les tueurs en série, les foules de lyncheurs à la lumière du jour, les juges peu recommandables et les présentateurs de télévision venimeux sont largement récompensés et peuvent aspirer à de hautes fonctions. Et même à la plus élevée, celle de Premier ministre.

Personne, même avec une intelligence moyenne, ne peut manquer de comprendre le schéma de la façon dont le rassemblement Bhima Koregaon 2018, les manifestations contre la loi anti-citoyenneté 2020, et maintenant les manifestations des agriculteurs ont été discréditées et sabotées par des agents provocateurs. L'immunité dont ils jouissent en dit long sur le soutien que leur accorde le régime actuel. Je pourrais vous montrer comment ce modèle s'est répété au fil des décennies pour amener ces gens au pouvoir. À l'approche des élections nationales, nous attendons avec effroi ce qui attend le peuple du Bengale occidental.

Au cours des deux dernières années, l'Elgar Parishad en tant qu'événement et organisation a été sans relâche diffamé et diabolisé par les médias d'entreprise. Elgar Parishad : pour beaucoup de gens ordinaires, ces deux mots évoquent une cabale louche de radicaux - terroristes, djihadistes, alliés des maoïstes, Dalit Panthers - complotant pour détruire l'Inde. Dans ce climat d'insultes, de menaces, de terreurs et d'angoisse, le simple fait d'avoir organisé cette rencontre est en soi un acte de courage et de défi qui mérite d'être salué. Il incombe à ceux d'entre nous ici sur scène de parler aussi franchement que possible.

Il y a environ trois semaines, le 6 janvier, alors que nous regardions une tempête étrange traversant le Capitole américain avec des drapeaux confédérés, des armes, des gibets et des crucifix, portant des fourrures et des cornes de bison - la pensée qui a traversé ma tête était: «Mon Dieu, dans notre pays, nous sommes déjà gouvernés par l'équivalent indien de ces peuples. Ils ont pris notre Capitole. Ils ont gagné. » Nos institutions ont été envahies par eux. Notre chef apparaît chaque jour devant nous dans un costume différent de fourrures et de cornes de bison. Notre élixir préféré en Inde est l'urine de vache. Ils sont en bonne voie de détruire pour de bon toutes les institutions démocratiques de ce pays. Les États-Unis auraient peut-être réussi à se remettre du gouffre pour revenir à un semblant de «normalité» impériale. Mais nous, en Inde, sommes entraînés des siècles en arrière dans un passé auquel nous avons tant essayé de nous échapper.

Ce n'est pas nous - ce n'est pas ce rassemblement d'Elgar Parishad - qui sommes radicaux ou extrêmes. Ce n'est pas nous qui agissons de manière illégale et inconstitutionnelle. Ce n'est pas nous qui avons détourné le regard ou qui avons ouvertement encouragé les pogroms dans lesquels des musulmans ont été tués par milliers. Ce n'est pas nous qui regardons avec bienveillance pendant que les Dalits sont fouettés publiquement dans les rues de la ville. Ce n'est pas nous qui opposons les gens les uns aux autres, gouvernant par la haine et la division. Cela est fait par ceux que nous avons élus comme notre gouvernement, et par leur machine de propagande, qui se fait appeler “les médias”.

Deux cents ans se sont écoulés depuis la bataille de Bhima Koregaon. Les Britanniques sont partis, mais une forme de colonialisme qui les a précédés de plusieurs siècles perdure. Les Peshwas sont partis, mais Peshwai –Brahminism – ne l'est pas. Le brahmanisme, je n'ai pas besoin de clarifier à ce public, mais je le fais pour d'autres, c'est le terme que le mouvement pour l’abolition des castes a historiquement utilisé pour le jaati-vyavastha, le système des castes. Il ne se réfère pas uniquement aux brahmanes. L’antique brahminisme a été vêtu d’habits neufs par la droite hindoue ces dernières décennies, et a été équipé d'un vocabulaire moderne et démocratique, ainsi que d'un manuel et d'un programme rationalisés de gestion des castes (pas nouveaux, mais révisés) qui a représenté un défi existentiel pour les Dalit-Bahujan (Ndt : pariahs, tribaux et castes inférieures), représentés par des partis politiques qui ont jadis offert un peu d’espoir.

À l'heure actuelle, le vaahan [véhicule] choisi du brahmanisme du XXIe siècle est le Rashtriya Swayamsevak Sangh, une organisation militarisée d'extrême droite, contrôlée par les brahmanes, qui, après un siècle de travail incessant, a, par l'intermédiaire de son membre le plus connu, Narendra Modi, pris le pouvoir à Delhi.

La classe corporative

Beaucoup, y compris Karl Marx lui-même, croyaient que le capitalisme moderne mettrait fin au système des castes en Inde, ou au moins le remplacerait. Qu’en est-il ? Partout dans le monde, le capitalisme a veillé à ce que la richesse soit concentrée entre de moins en moins de mains. En Inde, les 63 personnes les plus riches ont plus d'argent que le budget 2018-2019 du pays pour 1,3 milliard de personnes. Une étude récente d'Oxfam a révélé qu'en Inde pendant la pandémie corona, alors que des centaines de millions de personnes ont perdu leur emploi pendant le confinement - 170000 personnes ont perdu leur emploi toutes les heures en avril 2020 - les milliardaires indiens ont augmenté leur richesse de 35%.

Les cent plus riches d'entre eux - appelons-les la classe des entrepreneurs - ont fait assez de bénéfices pour pouvoir distribuer, s'ils le voulaient, près de 100 000 roupies chacun à 138 millions de personnes les plus pauvres de l'Inde. Un journal grand public a titré : «La Covid a aggravé les inégalités: richesse, éducation, genre.» Le mot qui manque dans le titre du journal est bien sûr la caste.

La question est la suivante: est-ce que cette minuscule classe d'entrepreneurs - qui possède des ports, des mines, des champs de gaz, des raffineries, des télécommunications, des réseaux de données et de téléphonie cellulaire à haut débit, des universités, des usines pétrochimiques, des hôtels, des hôpitaux, des points de distribution alimentaire et des réseaux câblés de télévision, cette classe qui possède et dirige virtuellement l'Inde, est aussi une caste ?

Dans une large mesure, oui. Bon nombre des plus grandes sociétés indiennes appartiennent à la famille. Pour n'en nommer que quelques-uns des plus grands - Reliance Industries Ltd (Mukesh Ambani), Adani Group (Gautam Adani), Arcelor Mittal (Lakshmi Mittal), OP Jindal Group (Savitri Devi Jindal), Birla Group (KM Birla). Ils s'appellent tous Vaishyas, la caste des commerçants. Ils ne font que leur devoir divinement ordonné - gagner de l'argent.

Des études empiriques sur la propriété des médias d'entreprise et la répartition par caste de leurs rédacteurs en chef, chroniqueurs et journalistes chevronnés révèlent l'emprise des castes privilégiées, principalement brahmane et bania, sur la conception et la diffusion de l'information - qu’elle soit réelle ou fausse. Les Dalits, les Adivasis et de plus en plus les musulmans sont presque absents de ce paysage. La situation n'est pas différente dans la magistrature supérieure et inférieure, les échelons supérieurs de la fonction publique, le service extérieur, le monde des comptables agréés, ou les emplois privilégiés dans l'éducation, la santé, l'édition ou dans toute sphère de gouvernance. Entre elles deux, les castes des Brahmanes et des Vaishyas représentent probablement moins de 10% de la population. La caste et le capitalisme ont fusionné pour créer un alliage particulièrement mortel, particulièrement indien.

Le Premier ministre Ranendra Modi, si implacable dans son attaque contre la politique dynastique du parti du Congrès, se consacre entièrement à soutenir et à enrichir ces dynasties corporatives. Le palanquin dans lequel il est représenté, pour le meilleur ou pour le pire, repose également sur les épaules de la plupart des dynasties de médias d'entreprises familiales Vaishya et Brahmanes. Pour n'en nommer que quelques-uns - The Times of India, Hindustan Times, Indian Express, The Hindu, India Today, Dainik Bhaskar, Dainik JagranReliance Industries détient une part de contrôle dans 27 canaux d’information. J'utilise le terme «représenté» parce que Modi ne s'est jamais adressé directement à la presse depuis près de sept ans en tant que Premier ministre. Pas une fois.

Alors que le reste d'entre nous voit ses données personnelles épiées et nos iris scannés, un système opaque a été mis en place pour permettre au monde de l'entreprise de rembourser la loyauté sans faille à son égard du parti au pouvoir. En 2018, un système de cautionnement électoral a ainsi été introduit qui permet de faire des dons anonymes aux partis politiques. Ainsi, nous avons maintenant un pipeline réel, institutionnalisé et hermétiquement scellé qui fait circuler l'argent et le pouvoir entre l'élite des entreprises et l'élite politique. Il n'est donc pas étonnant que le Bharatiya Janata Party soit le parti politique le plus riche du monde.

Il n'est donc pas étonnant que, tandis que cette minuscule élite de caste et de classe consolide son emprise sur ce pays au nom du peuple, au nom du nationalisme hindou, elle a commencé à traiter le peuple, y compris ses propres électeurs, comme une force ennemie, qui doit être gérée, manipulée, égarée, prise par surprise, attaquée furtivement et gouvernée d'une main de fer. Nous avons fini par tourner en une nation d’attaques par surprise et d’ordonnances illégales.

Attaques par surprise et embuscades

La démonétisation a ainsi brisé le dos de l'économie, du jour au lendemain.

L'abrogation de l'article 370 au Jammu-et-Cachemire a conduit sept millions de personnes à être soudainement enfermées pendant des mois sous un siège militaire et numérique - un crime contre l'humanité commis en notre nom, au nom de l’Inde- et joué devant les yeux du monde entier. Un an plus tard, un peuple obstinément provocant continue sa lutte pour la liberté, alors même que tous les os du corps collectif du Cachemire sont brisés, décision officielle par décision officielle.

La loi de modification de la citoyenneté ouvertement anti-musulmane et le registre national des citoyens ont conduit à des mois de protestations dirigées par des femmes musulmanes. Elle s'est terminée par un pogrom anti-musulman dans le nord-est de Delhi, alimenté par des justiciers du parti au pouvoir sous l’œil indifférent de la police, qui en attribue la responsabilité aux musulmans eux-mêmes. Des centaines de jeunes musulmans, étudiants et militants, dont Umer Khalid, Khalid Saifi, Sharjeel Imam, Meran Haider, Natasha Narwal et Devangana Kalita sont ainsi en prison. Les manifestations sont décrites comme un complot djihadiste islamiste.

Les femmes qui ont mené le sit-in emblématique de Shaheen Bagh, l'épine dorsale du soulèvement national, ont été, nous dit-on, utilisées pour "couvrir les hommes", et les engagements publics en faveur de la Constitution qui ont eu lieu sur presque tous les sites de protestation ont été rejetés comme une "couverture laïque". On en déduit que tout ce qui concerne les musulmans est par défaut "jihadi" (utilisé à tort comme un euphémisme pour désigner le terrorisme) et que tout ce qui est contre-indiqué n'est que détails.

Les policiers qui ont forcé des hommes musulmans grièvement blessés à chanter l'hymne national, alors même qu'ils étaient entassés les uns contre les autres dans la rue, n'ont même pas été identifiés, et encore moins inculpés. L'un des blessés est mort après qu’un membre de la police patriotique lui ait enfoncé sa matraque dans la gorge. Ce mois-ci, le ministre de l'Intérieur a fait l'éloge de la police de Delhi pour sa gestion des "émeutes".

Et maintenant un an après le massacre, alors qu'une communauté battue tente de se remettre sur pied, le Bajrang Dal et le Vishwa Hindu Parishad annoncent des Rath Yatras et des défilés de motos pour collecter des fonds pour le Ram Mandir à Ayodhya dans ces mêmes colonies où le pogrom a eu lieu.

Nous avons également eu l'embuscade du confinement - 1,3 milliard d'entre nous ont été enfermés avec un préavis de quatre heures. Des millions de travailleurs urbains ont été forcés de marcher des milliers de kilomètres vers leur domicile d’origine, en étant battus tout le long de leur parcours comme des criminels.

Alors que la pandémie faisait rage, en réponse au changement de statut de l'État contesté du Jammu-et-Cachemire, la Chine occupait des pans du territoire indien au Ladakh. Notre malheureux gouvernement a été forcé de prétendre que cela ne s'était pas produit. Qu'il y ait ou non une guerre, une économie à croissance négative doit maintenant se saigner les quatre veines pour garder des milliers de soldats équipés et prêts à combattre en permanence. À des températures inférieures à zéro, de nombreux soldats seront perdus uniquement à cause du temps.

En plus de cette liste de calamités induites, nous avons maintenant les trois Farm Bills qui briseront le dos de l'agriculture indienne, confieront son contrôle aux entreprises; et rejetteront les éventuels recours juridiques des agriculteurs sans même un regard pour leurs droits constitutionnels.

C'est comme regarder un véhicule en train d'être démonté, son moteur cassé, ses roues enlevées, sa sellerie dépouillée, la coque vandalisée laissée sur l'autoroute, tandis que filent d'autres voitures, conduites par des gens qui ne portent ni cornes de bison ni fourrure.

Une expression collective de rage

C'est pourquoi nous avons désespérément besoin de cet Elgar - cette expression cohérente, collective, défiante de la rage - contre le brahmanisme, contre le capitalisme, contre l'islamophobie et contre le patriarcat. Le patriarcat est le fondement de tout cela - parce que si les hommes ne contrôlent pas ou ne peuvent pas contrôler les femmes, ils savent qu'ils ne contrôlent rien.

Alors que la pandémie fait rage, alors que les agriculteurs sont dans la rue, les États dirigés par le BJP se précipitent pour adopter des ordonnances interdisant les conversions religieuses. Je prendrai un moment pour en parler car elles sont un parfait résumé de toutes les angoisses de ce régime à propos de la caste, de la masculinité, des musulmans et des chrétiens, de l'amour, des femmes, de la démographie et de l'histoire.

L'ordonnance de l’Uttar Pradesh sur l'interdiction de la conversion relgieuse illégale (populairement connue sous le nom de The Ordinance against Love Djihad) a à peine un mois. Les mariages ont déjà été perturbés, les familles ont fait l'objet de poursuites, et des dizaines de jeunes hommes musulmans sont en prison. Alors maintenant, en plus d'être lynchés pour du bœuf qu'ils n'ont pas mangé, des vaches qu'ils n'ont pas tuées, des crimes qu'ils n'ont pas commis (bien que pour les musulmans, leur assassinat lui-même soit de plus en plus considéré comme un acte criminel de leur part), en plus d'être emprisonnés pour des blagues qu'ils n'ont pas faites (comme dans le cas du jeune comédien Munawer Faruqui), les musulmans peuvent désormais être emprisonnés pour avoir commis le crime de tomber amoureux et de se marier avec une hindoue.

Dans notre lecture de cette ordonnance, je laisserai de côté quelques questions fondamentales, telles que celle-ci : comment définit-on une “religion” ? Est-ce que quelqu'un qui a persuadé une personne croyante de devenir athée serait par exemple passible de poursuites ?

L'ordonnance de l'Uttar Pradesh de 2020 prévoit «l'interdiction de la conversion illégale d'une religion à une autre par fausse déclaration, force, influence indue, coercition, séduction ou par tout moyen frauduleux ou par mariage ...» La définition de la séduction comprend les cadeaux, la gratification, l'éducation gratuite en des écoles réputées, ou la promesse d'un meilleur style de vie. (Ce qui décrit en gros les transactions impliquées dans presque tous les mariages arrangés en Inde.)

L'accusé (la personne qui a causé la conversion) risque une peine d'emprisonnement de un à cinq ans. Les accusateurs peuvent être n'importe quel membre de la famille, y compris un parent éloigné. Le fardeau de la preuve incombe à l'accusé. La «victime» peut se voir accorder une indemnité de Rs 500 000 par le tribunal à la charge de l'accusé. Vous pouvez imaginer les possibilités infinies d'extorsion et de chantage que cela met en place.

Maintenant pour la meilleure partie: si la personne convertie est un mineur, une femme, ou appartient à une caste ou à une tribu répertoriée dans les “scheduled castes”, les castes inférieures, la peine infligée au «convertisseur de religion» est doublée, et peut aller jusqu’à dix ans de prison. En d'autres termes, cette ordonnance accorde aux femmes, aux Dalits et aux Adivasis le même statut qu'aux mineurs. Cela nous infantilise: nous ne sommes pas considérés comme des adultes responsables de nos propres actes. Aux yeux du gouvernement de l'Uttar Pradesh, seul l'homme hindou de caste privilégiée a une pleine liberté d'action.

C'est le même esprit dans lequel le chef de la magistrature indienne a demandé pourquoi les femmes, (qui sont à plus d'un titre l'épine dorsale de l'agriculture indienne), étaient «retenues» par les hommes lors des manifestations des agriculteurs, comme si elles étaient là contre leur volonté. Tandis que le gouvernement du Madhya Pradesh a proposé que les travailleuses qui ne vivent pas avec leur famille soient enregistrées dans les postes de police et suivies par la police pour leur propre sécurité.

Anxiété de caste

Si Mère Teresa était vivante, en vertu de cette ordonnance, elle purgerait certainement une peine de prison. Dix ans de prison, la peine maximum, et une vie entière de dettes - une amende de 500 000 roupies, c’est une somme énorme pour un pauvre en Inde - étant donné le nombre de personnes qu'elle a converties au christianisme. Cela pourrait devenir le destin de tout prêtre chrétien travaillant parmi les pauvres en Inde.

Et que dire de la personne qui a dit :

"Parce que nous avons le malheur de nous appeler hindous, nous sommes traités ainsi. Si nous étions membres d'une autre foi, personne n'oserait nous traiter ainsi. Choisissez n'importe quelle religion qui vous donne l'égalité de statut et de traitement. Nous allons réparer notre erreur maintenant".

Ce sont les mots de Babasaheb Ambedkar (Ndt : l’auteur, pariah, de la Constitution indienne, qui se convertit au bouddhisme) que beaucoup d'entre vous connaissent. Un appel clair à la conversion de masse avec la promesse d'un meilleur mode de vie. En vertu de cette ordonnance, dans laquelle la "conversion de masse" est définie comme "la conversion de deux personnes ou plus", ces mots rendraient Ambedkar pénalement responsable. Le Mahatma Phule serait lui aussi probablement inculpé pour avoir ouvertement approuvé la conversion de masse lorsqu'il a dit cela :

"Les musulmans, en détruisant les images de pierre sculptée des rusés Arya Bhats, les ont réduits en esclavage par la force et ont fait sortir de leurs griffes les Shudras et les Ati-Shudras en grand nombre et en ont fait des musulmans, y compris dans la religion musulmane. Non seulement cela, mais ils ont établi des relations interminables et des mariages avec eux et leur ont donné à tous des droits égaux..."

Une grande partie des millions de sikhs, musulmans, chrétiens et bouddhistes qui composent la population de ce sous-continent témoignent du changement historique et de la conversion de masse. La diminution rapide du nombre de la "population hindoue" est à l'origine de l'anxiété des castes privilégiées face à la démographie et a galvanisé la politique de ce qu'on appelle aujourd'hui l'Hindutva.

En juillet 2016, sept membres d'une famille dalit ont été agressés par un groupe de personnes sous prétexte de protection des vaches à Una dans le Gujarat.

Aujourd'hui, cependant, avec le RSS au pouvoir, le vent a tourné. Les seules conversions massives à grande échelle sont celles menées par le Vishwa Hindu Prashad - le processus connu sous le nom de «ghar wapsi» (retour à la maison) qui a commencé avec les groupes réformistes hindous à la fin du XIXe siècle. Ghar wapsi implique des tribus forestières - des peuples «ramenés» à l'hindouisme. Mais pas avant de subir une cérémonie de shuddhi (purification) pour purger la pollution qu'ils ont encourue en s'éloignant de «chez eux».

Comment l'ordonnance de l'Uttar Pradesh traite-t-elle alors cette entorse à ses règles qui devrait, par logique, criminaliser aussi cette pratique de la droite hindoue ? Simple, elle comprend cette clause : «Si une personne se reconvertit dans sa religion précédente immédiate, celle-ci ne sera pas considérée comme une conversion en vertu de cette ordonnance.» Autrement dit, ramener un bouddhiste, un chrétien ou un musulman dans la communauté hindoue ne saurait compter comme une conversion, puisque ce n’est qu’un retour à la normale, à sa “condition originelle”, un retour à l’ordre.

Ce faisant, l'ordonnance perpétue et légalise le mythe selon lequel l'hindouisme est une ancienne religion autochtone qui précède et englobe les religions des centaines de tribus autochtones et des peuples dalits et dravidiens du sous-continent indien. Ce qui est faux et anhistorique.

La mythologie comme histoire

Telle est la manière dont, en Inde, la mythologie est transformée en histoire, et l'histoire en mythologie. Les chroniqueurs des castes privilégiées ne voient aucune contradiction dans le fait de prétendre à la fois être autochtones et descendants de conquérants aryens, selon ce qui leur convient. Au début de sa carrière en Afrique du Sud, alors qu'il faisait campagne pour une entrée séparée pour les Indiens au bureau de poste de Durban afin qu'ils n'aient pas à partager la même entrée que les Noirs africains qu'il appelait souvent «kaffirs» et «sauvages», Gandhi a soutenu que les Indiens et les Anglais sont issus de «la souche commune, appelée Indo-aryenne». Il s'est assuré de distinguer les «Indiens passagers» de caste privilégiée des travailleurs sous contrat de caste opprimés. C'était en 1893. Mais le cirque ne s'est pas arrêté.

L'éventail des intervenants présents aujourd'hui montre la capacité intellectuelle d'Elgar Parishad à voir l'attaque concertée qui nous vient de toutes les directions et pas seulement de l'une ou de l'autre. Rien ne rend ce régime plus heureux que lorsque nous nous enfermons dans des silos, dans de petits réservoirs dans lesquels nous barbotons avec colère, chacun pour nous-mêmes ou pour nos communautés - sans jamais voir la situation dans son ensemble, notre colère souvent dirigée les uns contre les autres.

Ce n'est que lorsque nous franchissons les rives de nos réservoirs désignés que nous pouvons nous transformer en rivière. Et couler comme un courant imparable. Pour ce faire, nous devons dépasser notre mandat, nous devons oser rêver comme l'a fait Rohit Vemula. Il est ici aujourd'hui avec nous, parmi nous, une inspiration pour toute une nouvelle génération même dans la mort, car il est mort en rêvant. Il est mort en insistant sur son droit de se développer dans la plénitude de son humanité, de ses ambitions, de sa curiosité intellectuelle. Il a refusé de rétrécir, de se contracter, de s'adapter au moule qui lui était offert. Il a refusé les étiquettes que le monde réel voulait lui épingler. Il savait qu'il était composé de rien de moins que de la poussière d'étoiles. Il est devenu la poussière d'étoiles.

Au-delà de nos identités

Nous devons être attentifs aux pièges qui nous limitent et nous essentialisent. Aucun de nous n'est juste la somme de nos identités. Nous le sommes aussi, mais bien plus encore. Pendant que nous affrontons nos ennemis, nous devons être capables de reconnaître nos amis. Nous devons chercher des alliés car aucun de nous ne peut mener cette bataille seul. Les audacieuses manifestations anti-CAA de l'année dernière et les manifestations des agriculteurs qui nous entourent maintenant l'ont montré. Les nombreux syndicats d'agriculteurs qui se sont réunis représentent des gens avec des croyances idéologiques différentes, des histoires différentes. Il existe de profondes contradictions entre petits et grands agriculteurs, entre propriétaires fonciers et travailleurs agricoles sans terre, entre Jat Sikhs et Mazhabi Sikhs, entre les Unions de gauche et les Centristes.

Il y a aussi des contradictions de caste et une horrible violence de caste, comme Bant Singh, qui s'est fait couper les bras et la jambe en 2006, vous l'a dit aujourd'hui. Ces différences ne sont pas enterrées. On en parle - comme Randeep Maddoke qui était censé être ici aujourd'hui, l’a fait dans son courageux documentaire Landless. Et pourtant, ils se sont réunis pour affronter cet État afin de mener ce que nous savons être une bataille existentielle.

Peut-être qu'ici, dans cette ville où Ambedkar a été littéralement contraint par le chantage à signer le pacte de Poona, et où Jotiba et Savitribai Phule ont accompli leur travail révolutionnaire, nous pouvons donner un nom à notre lutte. Peut-être que ce devrait être la Résistance Satya Shodhak - SSR au RSS.

La bataille de l'amour contre la haine. Une bataille pour l'amour. Elle doit être menée de manière militante et magnifiquement gagnée.

Merci.

Arundhati Roy

Le texte du discours d'Arundhati Roy à l'Elgar Paris date du 30 janvier dernier. La traduction et l’édition sont de L’Autre Quotidien. Vous pouvez trouver l’article original, paru dans le site d’information indien Scroll.in ici.