Russie, la douleur et le temple. Par André Markowicz

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Le 22 juin, en Russie, c’est le début de la guerre. Une guerre sans exemple par sa cruauté et les pertes qu’elle a entraînées dans la population. Juste, ce matin, un exemple, glané sur FB, sur la page de la maire de la ville de Iakoutsk, Sardana Avksentieva, en Yakoutie, donc. Et donc voilà ce qu’elle écrit : 62509 habitants de Yakoutsk ont été appelés sous les drapeaux ; sont morts (tués au combat, disparus, morts de maladies) 26129. — Quasiment la moitié, donc. Mais, ajoute-t-elle, il existe d’autres chiffres, et là, on atteint 37000. — C’est-à-dire plus de la moitié. Et puis, il y a une dernière phrase (qu’elle ne commente pas, très délibérément) dans son post d’aujourd'hui : et il y a eu 60000 morts de faim dans la ville pendant la guerre — Mais, vous comprenez bien, à Yakoutsk, des Allemands, il n’y en avait pas. Non, ces 60000 habitants de Yakoutsk qui sont morts de faim, ils ont été tués par quoi ? — Uniquement par — dans le meilleur des cas, si je puis dire — l’incurie du pouvoir soviétique. Vous le saviez, vous, qu’il y avait eu une telle famine en Sibérie pendant la guerre ? — Parce que si, à Yakoutsk, dans la capitale régionale, il y a eu autant de morts, combien y en a-t-il eu dans les petites villes, et dans les villages ?... Et combien y en a-t-il eu... dans les camps ?...

À chaque fois, on découvre des horreurs sur cette guerre — à commencer par celle-ci, c’est qu’on ne sait toujours pas quels sont les chiffres réels des victimes. — On en arrive aujourd’hui à 42 millions, c’est-à-dire, si je comprends bien, la population française de l’époque. 42 millions de morts — et on ne parle pas des blessés, des traumatisés de toutes sortes. Et, malgré cela, la guerre a été gagnée.

C’est une monstruosité de dire que sans ces millions et ces millions de victimes, non comptées (et donc, finalement, anonymes), le nazisme aurait triomphé. Il aurait triomphé sans l’apport de l’URSS, oui. Mais à quel point les dirigeants ont sacrifié leur population, à quel point les opérations militaires ont été menées sans aucun égard au coût humain, — ni celui des combattants, ni celui de la population civile, cela, il faut le dire aussi.

La Russie est une terre de massacres, et les crimes de ses dirigeants restent toujours impunis, non jugés.

Le régime de Poutine a construit une grande partie de sa rhétorique sur la guerre — mêlant, comme je l’ai dit cent fois, la symbolique soviétique et la symbolique impériale, affublant de la croix de Saint-Georges (signe de l’armée du tsar) les défilés militaires de gens déguisés en uniformes de 1941-45. Un appel à la grandeur de la victoire, qui permet d’étouffer absolument (voire, aujourd’hui, de considérer comme « anti-nationale » ) toute question sur le sort, par exemple, des prisonniers, sur les conditions réelles de la guerre — tout ce qui, le plus légèrement possible, essaie d’aller un peu plus loin que la rutilance officielle. Et puis, naturellement, on fait dans le monumental.

J’ai déjà parlé du « bataillon immortel » qui consiste à organiser des défilés dans tout le pays — défilés pendant lesquels chacun peut brandir les photos des membres de sa famille qui ont participé à la guerre. Là, aujourd’hui, alors que Poutine s’apprête à être consacré leader à vie, j’ai regardé la dernière grande prouesse architecturale conjointe du ministère de la défense et de l’Eglise russe : une basilique dédiée au 75eme anniversaire de la victoire. J’essaierai d’en parler plus en détails plus tard, mais voilà : la coupole la plus haute s’élève à 75 mètres (parce que c’est le 75ème anniversaire) et le diamètre des dômes est de 19, 45 m, parce que c’est 1945.

Le temple est gigantesque — il peut accueillir 6000 personnes (je ne dirai pas 6000 fidèles). Il a été construit au milieu de nulle part, loin dans un endroit perdu de la province de Moscou — oui, loin de tout. Pourquoi là, personne ne sait. Là, en l’espace d’un an et demi, le régime de Poutine a fait surgir une basilique dédiée à la gloire militaire de la Russie, financée, nous dit-on, par une souscription nationale, mais pour laquelle le président lui-même (qui est l’homme — et de très loin — le plus riche du monde, vu l’incroyable quantité d’argent qu’il a volé, tout seul et avec toute son équipe) a offert 14 millions de roubles (200.000 euros) pour l’icône principale, celle du Christ en Gloire, protecteur des armées.

Une chapelle de la basilique est dédiée au prophète Elie (que la tradition russe identifie de tout temps à l’orage) : Elie est le saint, imaginez... de l’astronautique russe. Une autre est dédiée à Sainte Barbe-Martyre, qui défend, très officiellement (je vous jure que c’est vrai) les « forces des fusées stratégiques de la fédération de Russie ». Et ainsi de suite.

Et l’opposant Alexeï Navalny (dont il se trouve qu’il a passé son enfance dans un petit bourg pas loin), fait remarquer avec une certaine stupeur que la représentation de la mère de Dieu est un décalque d’une affiche très célèbre de la guerre de 41 « la Mère-Patrie appelle ».... parce que le cycle est bouclé. La Russie a toujours été orthodoxe, et le régime actuel est l’aboutissement de toute la grandeur de cette histoire.

Or il y a un hic à la grandeur. Les concepteurs ont voulu raconter dans des mosaïques l’histoire grandiose de la grandiose gloire militaire éternelle de la Russie tout aussi éternelle que ladite gloire, et ils ont représenté, en symbole de la victoire de 45, un mur de maréchaux en grand uniforme, par derrière, Staline. Et sur un autre mur, une fresque représentant Poutine lui-même, et ChoIgou et même, imaginez, le vice ministre de la défense qui était en charge des travaux. Et, finalement, Poutine a demandé qu’on enlève ces mosaïques, et, s’il a assisté à l’inauguration, à la fin des travaux, il n’est pas venu à la consécration, — à la cérémonie religieuse, qui s’est faite dans une basilique à peu près vide — 600 personnes sur les 6000 possibles, selon les journalistes qui assuraient, pendant trois heures, le direct à la télé. L’absence de Poutine était étrange, je dois dire. Comme si la flatterie éperdue de l’Eglise orthodoxe et du ministère de la défense pour le chef des armées devenait tellement incontrôlable qu’elle commençait à gêner Poutine lui-même.

Et puis, cette basilique est aussi un musée de la gloire militaire. Et le vice-ministre a été tout heureux de dire qu’elle renfermait des « reliques ».... Oui, des reliques. Et vous savez lesquelles ? — La capote et la casquette d’Hitler. C’était ça, les « reliques ». On est en là.

Une emprise qui semble absolue. Et qui ne dit qu’une chose, réellement — mis à part son nationalisme, qui est tout sauf nouveau — sa faiblesse croissante.

André Markowicz, le 22 juin 2020


Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.