Naomi Klein : doctrine du choc et “Coronavirus Capitalisme”

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La façon dont je définis le « capitalisme de catastrophe » est très simple : elle décrit comment les industries privées agissent pour bénéficier directement des crises à grande échelle. La spéculation sur les catastrophes et la guerre n’est pas un concept nouveau.

Elle s’est clairement intensifiée avec l’administration Bush à partir du 11 septembre, lorsque le gouvernement a déclaré ce type de crise sécuritaire sans délai, et simultanément privatisé et externalisé. Cela comprenait la privatisation de l’État de sécurité nationale, ainsi que l’invasion et l’occupation (privatisée) de l’Iraq et de l’Afghanistan.

La « doctrine du choc » est la stratégie politique consistant à recourir à des crises à grande échelle pour faire avancer des politiques qui aggravent systématiquement les inégalités, enrichissent les élites et affaiblissent les autres.

En temps de crise, les gens ont tendance à se concentrer sur les urgences quotidiennes pour survivre comme ils le peuvent, et ils ont tendance à dépendre principalement des personnes au pouvoir. En temps de crise, on regarde ailleurs, loin du vrai jeu.

D’où vient cette stratégie politique ? Comment retracer son histoire dans la politique américaine ?

La stratégie de la doctrine du choc était une réponse de Milton Friedman au New Deal de Roosevelt. Cet économiste néolibéral pensait que tout allait mal dans le New Deal : pour répondre à la Grande Dépression de 1929, un gouvernement beaucoup plus actif était apparu dans le pays, qui a décidé de résoudre la crise économique de l’époque en créant des emplois publics et en offrant des aides directes aux plus pauvres.

Si vous êtes un économiste néolibéral, vous comprenez que lorsque les marchés échouent, vous avez préparé le terrain à un changement progressiste beaucoup plus décisif que le type de politiques de déréglementation qui favorisent les grandes entreprises.

La “doctrine du choc” a été développée comme un moyen d’empêcher les crises de déboucher sur l’émergence de politiques progressistes. Les élites politiques et économiques ont compris que les moments de crise peuvent être aussi l’occasion de pousser leur liste de voeux de mesures qui polariseront davantage la richesse, dans ce pays et dans le monde.

Le choc c’est le virus. On l’a traité d’une façon qui maximise la confusion et minimise la protection. Je ne pense pas que ce soit un complot ; c’est juste la façon dont le gouvernement américain et Trump ont géré, horriblement mal, cette crise. Jusqu’à présent, Trump a traité cette situation, non pas comme une crise de santé publique, mais comme une crise de perception et un problème potentiel pour sa réélection.

C’est la pire des situations, surtout si l’on considère que les États-Unis n’ont pas de programme national de santé et que la protection dont bénéficient les travailleurs est très faible : par exemple, la loi n’établit pas de prestations en cas de maladie.

Cette situation a provoqué un choc maximum. Il sera exploité pour sauver les industries qui sont au cœur de la crise de fond à laquelle nous devons faire face, celle du climat : les compagnies aériennes, le pétrole, le gaz, les croisières. Ils veulent sauver tout cela.

Dans “The Shock Doctrine”, je parle de ce qui s’est passé après l’ouragan Katrina. Des groupes de réflexion de Washington comme la Heritage Foundation se sont réunis pour créer une liste de solutions de « marché libre » pour Katrina.

Nous pouvons être sûrs que le même type de réunions a lieu en ce moment. En fait, la personne qui a présidé le groupe Katrina était Mike Pence [ la personne qui dirige maintenant la gestion du coronavirus].

En 2008, cette décision s’est traduite par des versements aux banques, lorsque les pays leur ont remis des chèques en blanc, qui se sont finalement élevés à plusieurs milliards de dollars.

Mais le coût réel de cette situation a pris la forme de vastes programmes d’austérité économique (nouvelles réductions des services sociaux). Il ne s’agit donc pas seulement de ce qui se passe maintenant, mais aussi de la façon dont nous le paierons à l’avenir, lorsque la facture de tout ce qui sera dû nous sera présentée.

« Je vais prendre soin de moi et des miens, je peux acheter la meilleure police d’assurance maladie privée, et si tu ne l’as pas, c’est probablement de ta faute, ce n’est pas mon problème. » Voici ce qu’une économie libérale nous met dans la tête. Or nous ne pouvons surmonter un moment de crise comme celui que nous vivons que par notre solidarité et notre interrelation. Nous constatons en temps réel que nous sommes beaucoup plus interconnectés que ce que notre système économique brutal nous le laisse croire.

Nous pouvons penser que nous serons en sécurité si nous recevons de bons soins médicaux, mais si la personne qui prépare ou fournit nos aliments, ou qui emballe les boîtes, n’a pas accès aux soins médicaux, et ne peut pas se permettre les tests, encore moins rester à la maison car elle n’a pas de prestations de maladie, en fait, nous ne sommes pas en sécurité. Si nous ne prenons pas soin les uns des autres, aucun de nous ne sera en sécurité. Nous sommes piégés.

Les différentes façons d’organiser la société favorisent ou renforcent différentes réactions. Si vous êtes dans un système qui, comme vous le savez, ne prend pas soin des gens et ne répartit pas les ressources de manière équitable, notre volonté d’accumuler des biens pour nous-mêmes pose problème. Pensez-y et réfléchissez.

Au lieu d’insister sur la façon dont on peut prendre soin de soi-même et de sa famille, nous pouvons changer de perspective et réfléchir sur la façon de partager avec nos voisins et d’aider les personnes les plus vulnérables.

Le coronavirus est officiellement une pandémie mondiale et a jusqu’à présent infecté dix fois plus de personnes que le SRAS 2003. Aux États-Unis, les écoles, les universités, les musées et les théâtres ferment leurs portes ; et bientôt, des villes entières feront de même.

Les experts préviennent que certaines personnes, infectées par le virus, poursuivent leur routine quotidienne. Leur emploi ne leur permet pas de congés payés compte tenu des carences du système privatisé de santé américain.

La plupart des citoyens américains ne savent pas quoi faire ni qui écouter. Le président Donald Trump a rejeté les recommandations des Centers for Disease Control and Prevention. Ces messages contradictoires ont réduit notre marge de manœuvre pour atténuer les dommages causés par ce virus extrêmement contagieux.

Ce sont les conditions idéales pour que les gouvernements et l’élite mondiale déploient des programmes politiques qui, autrement, rencontreraient une grande opposition. Cette chaîne d’événements n’est pas exclusive à la crise créée par le coronavirus. C’est le projet que les politiciens et les gouvernements poursuivent depuis des décennies.

Naomi Klein

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