Se regarder comme quelque chose d’étranger. Par Arnaud Maïsetti

6 décembre 1917
De trois choses l’une :
Se regarder comme quelque chose d’étranger,
oublier ce qu’on a vu,
retenir le regard.
Ou bien de deux seulement, car le troisième exclut la seconde.
— Kafka, Journal
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Ils disent les jours heureux et ils montrent les tableaux, les courbes. Ils disent aussi nous. Ils disent les mots efforts à ceux qui n’en peuvent plus, ils répètent les jours heureux et évidemment le mot grince, le mort tord le cœur, ils souriraient presque. Ça y est, ils sourient en disant les jours heureux, peut-être qu’ils le pensent, non, ils ne le pensent pas, ils disent les jours heureux sans rien penser ni rien savoir de ce que peut être l’heureux des jours, s’ils savaient : ils ne le diraient pas, en souriant.

La pluie pourrait laver le monde, elle tombe depuis hier pour cela, et elle n’arrache rien de la peau morte de ceux qui disent les jours heureux comme s’ils crachaient.

Ils disent nous comme pour cracher sur nous aussi et d’ailleurs ils le font, ils crachent sur nous.

Rêve. De nouveau Lakanal, espace récurrent des rêves, comme le lieu central des spirales, celui qui échappe. Cette fois, j’y reviens longtemps après (ce pourrait être aujourd’hui). Je montre les lieux à des amis — restés dans l’ombre tout le rêve, de sorte que je serai seul à la fin, à désigner les lieux à moi-même.

D’abord, tout est à sa place, les bâtiments, les grands ensembles, les couloirs, les corps. La lumière surtout, la lumière presque noire, mais qui s’accroche où elle le peut pour ne pas sombrer, la lumière émouvante de ces lieux qui s’accrochent à moi comme à un souvenir qui ne saurait revenir que dans les rêves, qui ne repose que là, et dont je visite le cadavre par-dessus le linceul du lit, la nuit en stèle.

Je passe une cour après l’autre, je laisse les couloirs de l’internat de l’hypokhâgne, et je descends vers les bâtiments, les salles de latin, de géographie — mais on a bâti à la place un hôtel de luxe, avec écrans et hall d’accueil ; je demande ma route, on me dit que tout y est encore, et les cours ont lieu, mais au-dedans de l’hôtel, construit tout autour, par-dessus le corps caverneux du lycée. Je chercherai vaguement l’entrée, regardant plutôt comment est fait cet hôtel, la modernité obscène qui tient lieu de lieu : un client se présente, on le roue de coups. Je pars en courant, mais on me rattrape rapidement.

Trois jours sans rien écrire, j’ai laissé Robespierre à son triste sort, quelque part entre la rue Saint-Honoré et le couvent des Jacobins. Je le laisse me hanter lentement, parfois, j’entends la voix, je ne sais pas qui écrit qui : lui ou moi. Entre la nuit et moi, il n’y a plus que le cadavre de Saint-Just que je profane sans méthode, avec obstination.

Tombé avant-hier sur ces longs hangars : murs écrits en toutes lettres, qui racontaient le vrai roman de ces jours, le journal absolu du contraire du confinement. Le lire lettre après lettre, lentement.

La leçon de ces jours, c’est qu’il n’y en a pas. Quelques minutes devant ces murs ont suffit de m’en convaincre. Il n’y a pas de leçons, à peine des jours. Il y a ce qui nous sépare d’eux, de ces jours, de ces leçons. Et qu’on vienne oser nous parler encore de jours heureux qu’ils nous préparent sans doute comme ils ont aménagé le monde ces trois derniers siècles : et qu’on déferle alors sur eux avec tout ce qu’on aura amassé, pendant ce temps, dans nos poings.

arnaud maïsetti - 20 avril 2020

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Arnaud Maïsetti vit et écrit entre Paris et Marseille, où il enseigne le théâtre à l'université d'Aix-Marseille. Vous pouvez le retrouver sur son site Arnaud Maïsetti | CarnetsFacebook et Twitter @amaisetti.