Le triomphe des images. Par André Gunthert

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Pour freiner la contagion, la pandémie du coronavirus a imposé à l’échelle planétaire des pratiques de désocialisation, d’éloignement et d’isolement. Cet effort collectif de rupture des liens sociaux est l’arme la plus ancienne contre le fléau épidémique. Si l’on se souvient que la propagation pathogène s’inscrit elle-même dans le sillage de l’essor des civilisations, marquées par la formation des centres urbains et l’accroissement des circulations, on aperçoit la réciprocité des deux phénomènes. La civilisation créé les conditions de l’épidémie. La distanciation interrompt les échanges qui façonnent la civilisation.

Mais une évolution technique majeure distingue cette pandémie des précédentes. La large disponibilité d’outils de transmission en temps réel des images et des sons, par l’intermédiaire des réseaux numériques, permet d’atténuer les effets de cette mise à distance. Télétravail, visioconférence, communication vidéo ou téléphonique: la téléprésence remplace l’interaction en face-à-face par des échanges virtuels, et connait depuis les débuts de la pandémie un accroissement proportionnel à l’interruption des liens sociaux.

En 1967, dans La Société du spectacle, le théoricien Guy Debord deployait une critique sévère du recours à ces médiations: «Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation.»

Cette condamnation idéaliste ne tient pas compte des conditions de l’accès à la source médiée. Depuis l’Antiquité, les formes de représentation ont servi à accumuler, classer et communiquer des connaissances qui n’étaient pas accessibles directement dans le temps ou dans l’espace. Les sciences descriptives sont le fruit de cette accumulation, et s’appuient largement depuis la Renaissance sur l’information visuelle. Si, comme l’énonce le moraliste, les sociétés modernes sont bien caractérisées par «une immense accumulation de spectacles», notre connaissance du monde repose bien plus sur ces savoirs médiés que sur la somme de nos expériences directes.

Nous le redécouvrons chaque jour, à l’occasion de nos échanges numériques: l’image n’est pas la présence. D’innombrables caractères pragmatiques séparent l’expérience du face-à-face de la médiation audiovisuelle, qui ne sont pas ou mal reproduits par les outils connectés. Je ne peux pas toucher ni étreindre mon interlocuteur virtuel. Et la mosaïque des écrans d’une visioconférence ne propose qu’une émulation désincarnée et lointaine de la réunion physique, avec ses niveaux de communication variés. Mais l’image n’en est pas moins irremplaçable dès lors que les circonstances interdisent la mise en relation directe.

C’est très précisément cette capacité substitutive que pointe l’un des premiers théoriciens de la peinture, Leon Battista Alberti, lorsqu’il illustre les pouvoirs de l’image par l’évocation de la plus absolue des séparations. «Plutarque rapporte que Cassandre, l’un des généraux d’Alexandre, se mit à trembler de tout son corps en regardant une image dans laquelle il reconnaissait Alexandre qui était déjà mort et voyait en elle la majesté du roi» (De la Peinture, 1435). Lorsqu’Alexandre était en vie, son portrait n’était qu’une copie forcément inférieure au modèle. Mais en l’absence du corps vivant, l’image devient un reliquat de présence.

Ce sont les conditions extérieures à la représentation qui définissent sa valeur. Tel est le paramètre négligé par Debord. Les images ne sont pas des vecteurs transparents de l’information, et leurs limites ou leurs manipulations doivent être constamment rappelées. Mais les spectacles ne sont superflus ou redondants que si nous pouvons accéder librement à ce qu’ils figurent. Lorsque les circonstances y font obstacle, nous n’hésitons pas à recourir à des formes substitutives.

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Plutôt que d’opposer représentation et expérience, nos pratiques informationnelles montrent que la médiation a été admise comme une extension du domaine de l’expérience. L’évocation des attentats du 11 septembre s’appuie souvent sur le souvenir de l’endroit où l’on a découvert la catastrophe – en face d’un écran, plutôt que de l’événement lui-même. Même les habitants de New York qui pouvaient apercevoir les tours jumelles ont constamment alterné entre l’appréhension directe et la vision commentée en temps réel par la télévision. De même, le recours à la téléprésence ne contredit pas notre connaissance directe de l’interlocuteur. Au contraire, nous complétons en permanence les insuffisances de la situation de communication par la projection de traits issus de l’expérience. Plutôt que la réception passive d’un spectacle, la participation à l’expérience médiée devient à son tour un savoir vécu.

Au moment où le territoire de notre expérience se réduit comme peau de chagrin, l’ouverture des espaces connectés apparaît comme une alternative précieuse, et une façon de préserver les liens de civilisation. Dans notre rapport constamment renégocié aux images, ce recours ne se justifie aujourd’hui que par des circonstances exceptionnelles, dans l’attente d’un retour à une sociabilité de la présence. Il y a cependant de fortes chances pour que l’expérimentation à grande échelle de la téléprésence, qui a longtemps rencontré de nombreuses résistances, favorise une adoption durable. La répétition des épisodes épidémiques, la pression hygiéniste qui en découle, sans oublier la prise de conscience écologique, se conjuguent pour réduire les circulations et diminuer les occasions de rassemblement. Les applications de téléprésence ont donc vocation à s’installer dans une société dont elles contribueront à transformer les codes en profondeur.

André Gunthert, le 3 avril 2020


André Gunthert est enseignant-chercheur, maître de conférences en histoire visuelle à l’EHESS depuis 2001. Spécialiste d’histoire de la photographie, il a élargi son champ d’étude aux usages sociaux des images, et compte parmi les premiers à avoir interrogé leur basculement dans l’ère numérique. Ses recherches actuelles sont consacrées aux systèmes narratifs de la culture visuelle. Il publie régulièrement ses travaux récents sur le blog L’image sociale.