Détruire le monde. Par Arnaud Maïsetti

5 février 1918 — Bonne matinée, impossible de tout se rappeler.

Détruire ce monde ne serait une tâche que, premièrement, s’il était mauvais, c’est-à-dire s’il contredisait notre sens, et si, deuxièmement, nous étions en mesure de le détruire. La première chose nous apparaît telle, de la deuxième chose nous ne sommes pas capables. Nous ne pouvons pas détruire ce monde, car nous ne l’avons pas édifié comme quelque chose d’indépendant, nous nous sommes égarés en lui ; bien plus : ce monde est notre égarement, mais en tant que tel, il est déjà quelque chose d’indestructible, ou plutôt quelque chose qu’on ne peut détruire qu’en l’achevant et non par le renoncement ; il est vrai que cet achèvement peut être aussi qu’une succession de destructions, mais à l’intérieur de ce monde.
— Kafka, Journal
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Que ce monde n’était pas vivable ; qu’il nous avait accoutumés à lui comme une peau : que s’arracher la peau nous laissait à nu, et au sang, et à l’os : qu’après l’os qu’on rongerait reviendrait la soif et d’autres profondeurs. Que la haine du monde était devenue celle de toutes choses qui portaient son nom et son sceau ; que la mélancolie n’était plus seulement une maladie, mais la seule attitude digne face à tout ce qui s’effondre, cela qui fabriquait la réalité qu’on nommait ville et les projets en elle. Qu’on s’endormait d’épuisement et de rage, dans la tristesse. Qu’on se levait plus fatigué encore. Qu’il fallait l’eau très chaude le matin et longue et lente pour laver tout cela : que rien ne partait, seulement de la peau morte. Que le jour recommençait chaque jour : que c’était cette vie, déchirée par instants d’éclats de joie plus intenses encore d’être abolis dans l’instant.

Le confinement n’est pas la période exceptionnelle de l’époque, mais son exacerbation. La société de contrôle et de surveillance s’exerce à merveille ; les êtres se découvrent dans la solitude au miroir de leur abandon ; ils pensaient pouvoir enfin trouver du temps : ils ne saisissent que de l’ennui : savent bien qu’ils sont chez eux enfermés — et ceux qui sont enfermés dehors se retrouvent face à la sauvagerie pure de forces de l’ordre jamais aussi bien entraînées que pour ces jours où elles contrôlent ceux qui passent sans distinction pour leur demander où ils viennent et où ils vont. Peu importe s’ils n’ont croisé personne : importe qu’ils auraient pu le faire.

Ce que ces semaines dévoilent et confirment, c’est que la militarisation de l’espace social, urbain, sanitaire témoigne d’une guerre faite surtout à ceux qui respirent dans ces espaces l’air qui ne serait pas soumis à une autorisation dérogatoire.

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On dit la vengeance stérile : on dit la colère toujours injuste, toujours excessive ; on disait la radicalité toujours trop radicale. On regarde l’adversaire, celui qui tient encore le manche. En matière de radicalité, il nous rend des points. On découvre qu’on n’était pas assez vengeur à son égard, pas assez injuste et excessif.

Il paraît que ce temps serait voué à l’indicible : jamais autant parcouru pourtant de textes qui disent l’impossible de dire — ce n’est pas seulement une affaire de marin, cette manie de raconter des histoires, ou c’est parce qu’il y a partout la tentation de larguer les amarres.

Je salue la mer quand je le peux et ce n’est pas par amour : mais parce que l’envie furieuse de l’envers du dedans est insatiable ; parce que d’ici je vois la ville. Parce que la mer se bleuit ces jours et parce que les vagues ne heurtent rien dans l’espace qu’elle même, qu’elle semble se dégager, laisser libre cours à des délires, qu’en elle se devinent des profondeurs qui sont autant de menaces que de promesses : qu’elle est inaccessible et désirable, qu’elle proche dans le lointain, que New York est de l’autre côté du ciel.

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Ça y est : ils en sont à étudier nos rêves. M’ont toujours fasciné les rêves de ceux qui vivent dans un pays étranger : ce moment où leurs rêves se mettent à parler cette langue — le verrou qui saute. On en est là ? Quand le verrou saute, d’autres portes s’ouvrent, on entre, il n’y a personne dans la pièce, la porte claque derrière nous, la nuit est immense ; on tend les bras, on avance : on trébuche sur un cadavre. Ce n’était que nous.

Autre rêve : je l’ai oublié.

Cette image quand je remonte dans mes jours : dans cet immeuble, mon site est hébergé (au moins administrativement). À quoi tient le lien avec le monde ? Pas à celui-là. Il n’y a pas de monde sans les relations qui nous séparent de lui. Il n’y a pas de connexion à distance. Il n’y a pas de continuité pédagogique par l’écran. La métaphore in absentia est censé laisser béante l’énigme : or il n’y a pas d’énigme qui serait une solution. Il n’y a pas de possibilité de survivre à ce monde, sauf à le réduire en poussière avant nous. C’est une course contre la montre qui durera toute cette vie. Dans le journal de Kafka, la page sur la destruction du monde n’est pas seulement désespérée : elle sauve, parce qu’elle appelle à détruire en nous ce que le monde a fait de nous. On n’a trop peu d’occasions radicales de voir le monde tel qu’il est. Détruire ce que le monde a fait de nous : ça ne concerne pas le monde d’après, ça commence maintenant.

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arnaud maïsetti - 7 avril 2020


Arnaud Maïsetti vit et écrit entre Paris et Marseille, où il enseigne le théâtre à l'université d'Aix-Marseille. Vous pouvez le retrouver sur son site Arnaud Maïsetti | CarnetsFacebook et Twitter @amaisetti.