Les Gilets jaunes et la visibilité des violences policières, par André Gunthert

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La crise des Gilets jaunes a fait émerger la question des violences policières dans le débat public. Celle-ci est plus complexe qu’il n’y paraît, et s’inscrit dans un cadre systémique qui la rend difficile à maîtriser. Le quotidien Libération, qui a peu traité ce sujet pendant les temps forts de la crise, à l’hiver 2018-2019, lui consacre un dossier de 6 pages pour le premier anniversaire du mouvement. Mais il n’arrive pas à se dégager du schéma produit par le ministère de l’intérieur, qui présente les violences policières dans le cadre d’une «réponse proportionnelle» à celle des manifestants. En d’autres termes, si le niveau des violences policières est si élevé, c’est simplement parce que la casse l’a été en proportion. Œil pour œil, dent pour dent. De quoi satisfaire la frange la plus conservatrice de l’électorat, qui n’a jamais considéré l’agitation sociale que comme un facteur de désordre.

Le journal Le Monde, lui, a déjà compris que le cadre du maintien de l’ordre n’est plus satisfaisant pour décrire une pratique qui met en défaut l’Etat de droit. Dans une enquête fouillée élaborée à partir des vidéos d’une grave blessure à la tête causée par un tir de balle de défense (LBD), le 12 janvier à Bordeaux, les journalistes Antoine Schirer et Asia Balluffier établissent de façon indubitable que non seulement les policiers n’ont respecté aucune des prescriptions légales, et ont tiré dans le dos d’un homme qui s’enfuyait et ne présentait aucune menace, mais ont de surcroît menti délibérément, en prétextant une tentative de dégradation d’un magasin d’informatique pour justifier leurs actes1. En effet, les brutalités policières ne relèvent pas de dérapages ponctuels explicables par le niveau des affrontements, mais d’une stratégie qui préserve l’impunité des forces de l’ordre par le biais d’instances au service de l’Etat, et s’étend jusqu’au déni répété des violences par les ministres et le président.

Le caractère systémique et organisé de la dissimulation des faits de violence est une indication sûre que l’action policière fait partie d’une doctrine qui vise à dissuader et à criminaliser le fait de manifester – soit la remise en cause d’un droit démocratique fondamental. Que ce soit dans une logique d’action préventive, ou avec l’objectif de créer la peur chez les manifestants, l’exercice des brutalités est visible pour les participants directs – et fait alors l’objet de nombreux témoignages écrits ou vidéo. Son invisibilisation postérieure s’effectue en plusieurs phases, par la dissimulation de l’identité et le mensonge coordonné des forces de l’ordre, le rideau de fumée de procédures qui leur assurent l’impunité, puis le cadrage médiatique de la «réponse proportionnelle» et le déni des autorités.

Eric Gaillard/Reuters, Nice, 23/03/2019.

Eric Gaillard/Reuters, Nice, 23/03/2019.

La police est la principale source d’information des médias en matière de gestion de l’espace public. La fourberie de la dissimulation organisée par les pouvoirs publics, qui sont à la fois juge et partie, reste difficile à penser pour des journalistes qui ont affaire quotidiennement à des sources dont ils dépendent. «L’expression “violences policières”, réfutée par Christophe Castaner, s’est imposée comme un vocable phare de l’année mouvementée qui s’achève», estime Paul Quinio dans Libération. Ce n’est pas aux grands médias, qui reprennent tardivement ce thème, que l’on doit cette émergence, mais au premier chef aux réseaux sociaux, dont l’influence s’est substituée pendant plusieurs mois à l’autorité vacillante d’une presse acquise à la vision gouvernementale.

Contredire la puissance de cette vision paraissait impossible. Pourtant, par le biais d’une abondante documentation photographique et vidéographique, les violences dont les spécialistes du maintien de l’ordre nous affirment qu’elles s’exercent de longue date dans les quartiers défavorisés2, mais qui restaient jusque là peu visibles, sont apparues au grand jour. La crise des Gilets jaunes a ainsi participé de façon décisive au dévoilement de la nature autoritaire d’un régime qui se présentait comme moderne et démocratique.

André Gunthert, le 18 novembre 2019

  1. Antoine Schirer, Asia Balluffier, «Notre enquête vidéo: comment un Gilet jaune a été blessé à la tête par un tir de LBD à Bordeaux », Le Monde, 17 octobre 2019. []

  2. Mathieu Rigouste, La Domination policière. Une violence industrielle, Paris, La Fabrique, 2012. []

    André Gunthert est enseignant-chercheur, maître de conférences en histoire visuelle à l’EHESS depuis 2001. Spécialiste d’histoire de la photographie, il a élargi son champ d’étude aux usages sociaux des images, et compte parmi les premiers à avoir interrogé leur basculement dans l’ère numérique. Ses recherches actuelles sont consacrées aux systèmes narratifs de la culture visuelle. Il publie régulièrement ses travaux récents sur le blog L’image sociale.