Daewoo et moi par François Bon

Les lendemains mortels d’une catastrophe sociale qui n’eut jamais rien de naturel. Une magnifique et pudique chronique de la casse impavide.

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Y aurait-il dans la surface ordinaire à nous tous laissée en partage des points d’éruption pour gisements de colère, et ailleurs des îlots où marcher sans rien entendre que le bruit d’un danger lointain, dont nous serions à l’abri ?

D’abord entrepris en vue d’un travail théâtral (qui sera effectivement monté et mis en scène par Charles Tordjman en 2004), « Daewoo », brûlant et précieux, publié en 2004 chez Fayard, piste, dans les chairs et dans les âmes des travailleuses laissées sur le carreau, les traces de l’infamie du groupe sud-coréen failli – et de ses multiples complices dans la sphère économique et politique, naïfs, cyniques ou intéressés – qui transfère et liquide en trois mois, fin 2002 (après avoir entamé un processus de repli dès 1999 et la déconfiture financière et judiciaire de la maison-mère), ses trois usines implantées en Lorraine depuis la fin des années 1980 et le début des années 1990, à grands coups de subventions françaises et européennes. C’est à la chronique humaine des lendemains immédiats de cette fermeture brutale, parsemée de quelques flashbacks indispensables, en saisissant les témoignages et les ressentis de ses victimes plutôt que ceux de ses décideurs, que se livre ici François Bon, avec un extrême brio et une grande pudeur.

On produira à Mont-Saint-Martin un millier de tubes cathodiques par jour, et aujourd’hui question : ce n’est pas avec ce volant de production qu’on rentabilise une pareille usine. Le vaisseau amiral de Daewoo Lorraine, le groupe ne se préoccupait pas de baisser son déficit : prétexte à d’autres alliances pour le marché gigantesque et plus solide des moteurs de voiture en Afrique du Nord, pour lequel les Coréens avaient besoin de la France ? Simple ancrage pour la circulation de capitaux qu’on préfère invisibles ? C’est l’usine la plus récente des trois, et toute une brochette de ministres est venue l’inaugurer. Dans les grèves qui suivront l’annonce de la fermeture, l’usine sera occupée. Des ouvriers, explorant les ordinateurs, découvrent que cinquante d’entre eux disposent de comptes bancaires en Suisse : ils n’ont pas le réflexe de demander la saisie des appareils. Quelques jours plus tard, un incendie criminel ravage l’usine et ses stocks. La direction évacuera dès le lendemain les ordinateurs et pièces comptables du bâtiment administratif préservé. Occasion manquée.

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À la différence de la Dominique Manotti de « Lorraine Connection » (2006), dont on sait au moins depuis « Nos fantastiques années fric »(2001) que c’est une des grandes spécialités et des grandes forces, François Bon ne cherche pas ici, à part en quelques brèves évocations incidentes, à reconstituer la toile des avidités économiques et politiques ayant conduit à ce désastre pour tant d’individus, à cerner le « complot objectif » d’intérêts pourtant divergents qui permet à certains de s’enrichir, en argent et en pouvoir, en ignorant benoîtement la souffrance sociale qui sera le corollaire de leurs gains. Avec une empathie qui force l’admiration, l’auteur recueille les confidences, les chuchotements des taiseuses (l’énorme majorité des salariés des trois usines lorraines Daewoo était constituée de salariées), les rages sourdes des survivantes (et l’évocation, comme un fantôme partagé, du suicide de l’une des membres principales de la coordination ouvrière spontanée, quelques semaines après la fin, prend une résonance toute particulière ici), les désarrois, les hontes, les effondrements, les résignations, les tentations violentes aussi (et François Bon évoque ainsi en filigrane documentaire les occupations d’usines, les menaces plus ou moins sérieuses et les répressions toujours étonnamment musclées qui traversent la France industrielle alors en voie d’abandon programmé, en attendant qu’une dizaine d’années plus tard, les chemises éventuellement arrachées de quelques cadres ne provoquent l’émoi des nantis). Sans la capacité toute provisoire d’espérance et de réenchantement que met en scène Arno Bertina dans son récent et magnifique « Des châteaux qui brûlent », c’est à une revue de détail des peines et des abandons que se livre ici l’auteur, tirant parti de manière poignante et poétique de sa capacité si rare à comprendre les beautés industrielles (sans nier leurs duretés) désormais méprisées et rejetées (et l’on se souvient alors du background personnel ayant permis à « Sortie d’usine » (1982) ou à « Temps machine » (1992) d’exister).

Photo ® Julien Bénéteau

Photo ® Julien Bénéteau

Finalement, on appelle roman un livre parce qu’on a marché un matin dans ce hall où tout, charpente, sol et lignes, était redevenu géométrie pure (j’y reviendrai le déménagement fini, après la vente aux enchères, et cette dernière fois ce jour-ci tandis que le nouveau propriétaire s’installait, et que les vigiles m’avaient refoulé), et le territoire arpenté, les visages et les voix, les produire est ce roman. Ils appellent le récit parce que le réel de lui-même n’en produit pas les liens, qu’il faut passer par cette irritation ou cette retenue dans une voix, partir en quête d’un prénom parfois juste évoqué, et qu’on a griffonné dans le carnet noir. Les noms de ceux qui ne sont plus, comme autant d’appels d’ombre. La masse que cela supposait de figurer, reconstruire : il n’y a littérature que par le secret tenu.
Refuser l’effacement : en te retournant, tu voyais le panneau indiquant la zone industrielle avec pour icône des toits en triangle sous une cheminée fumante – beau temps que la vie moderne avait évincé cela aussi.

Jusque dans l’affrontement feutré des langages qui s’y joue, entre paroles ouvrières et discours technocratiques, « Daewoo » est toujours, presque quinze ans après son écriture et après les faits générateurs, un ouvrage triplement précieux : témoignage au plus près du vif et du mort, mise en perspective subtile de l’aspect résolument non naturel de ces catastrophes industrielles qui sont avant tout des exécutions sociales et politiques, menées au nom de principes si souvent mal compris et mal mis en œuvre par ceux qui s’en réclament de bonne foi, et cyniquement exploités par les autres, bénéficiaires de l’incessante propagande qui coule de nos robinets médiatiques majoritaires à propos d’inexorabilités économiques.

François Bon 

François Bon 

François Bon  Daewoo  éditions Livre de Poche
Charybde2, le 29/01/18

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