Témoignage : « Nous les Chibanis, on travaillait à part, comme des charbonniers »

Il a fondé l’association qui réunit les salariés marocains de la SNCF, en guerre judiciaire avec leur ex-employeur, pour demander la réparation du préjudice moral subi. Pendant près de quarante ans, ils ont trimé aux échelons les plus bas, pour des salaires et une retraite bien inférieures à celle des salariés français. Chronique de l’exploitation des « indigènes du rail » par Ahmed Katim.

 La SNCF recrutait à Meknès

Le récit de cette humiliation commence au Maroc en 1972, telle que la raconte Ahmed Katim, porte-parole de l’association qui rassemble les plaignants. Né le 31 janvier 1949 à Youssoufia, à une centaine de kilomètres de Marrakech, il se souvient très bien de sa rencontre avec les recruteurs de la SNCF. « Ils sont venus nous trier en mars 1972, à Meknès », raconte-t-il. « Là, ils nous ont fait faire des prises de sang, nous ont regardé le fond d’œil, puis ont fait passer à ceux qui étaient retenus, dont je faisais partie, une radio et des test de français, lors d’un nouveau rendez-vous à Casablanca ». Nous sommes le 12 juin 1972. Il a 23 ans à l’époque, travaille comme éleveur, et abandonne ses pâturages pour la lointaine France. Le voyage durera presque trois jours, depuis le port de Tanger en bateau, en passant par Madrid jusqu’à Hendaye en train, avec arrivée à la gare d’Austerlitz. Sur place, personne pour les attendre : ils devront prendre le métro jusqu’à la gare de l’Est où ils sont affectés.

Hébergés dans un bâtiment désaffecté

A entendre le vieux Chibani, aujourd’hui âgé de 68 ans, on réalise que la discrimination ne s’est pas limitée aux conditions de travail. Après leur arrivée, Ahmed et cinq autres de ses collègues marocains sont hébergés à Pantin, dans un bungalow qui ne compte qu’une seule et unique pièce, sans toilettes, ni douche, ni cuisine. Ils y resteront pendant six mois, avant d’être accueilli dans un bâtiment désaffecté de la rue d’Aubervilliers, dans le 18e arrondissement de Paris. Là, ils disposent chacun d’une chambre, mais toujours pas de douche, ni de cuisine. Ahmed Katim devra attendre 18 mois après son embauche, en juin 1972, pour pouvoir faire une demande de logement social. Il obtient enfin un F2 en 1975, toujours dans le 18e arrondissement de Paris. Sa femme, qu’il a épousé en 1973, le rejoint en 1977. Ils auront sept enfants, tous nés en France.

Des responsabilités, mais sans les droits qui vont avec

Pour ce qui est de son travail d’agent de la SNCf, il est d’abord employé à la gare de l’Est, pour changer les traverses et les rails. Un boulot extrêmement physique, que lui et la quarantaine de Marocains affectés à la gare de l’Est, soit la majorité des salariés de cet établissement de la SNCF, accomplissent sans regimber, y compris en soirée et le week-end. « Ils nous ont utilisé comme des esclaves », résume-t-il. Ahmed Katim est ensuite affecté au triage des wagons voyageurs, à Noisy-le-Sec, où les marocains sont là aussi majoritaires, puis à la gare d’Ourcq, près de Pantin. « Il y a avait beaucoup de travail, se souvient-il. « Il fallait réparer les wagons en panne, former les rails, accrocher et décrocher une centaine de wagons, alors que le crochet pesait 25 kilos, enlever les tuyaux par lesquels circulaient l’air comprimé des systèmes de freinage ». Avec les collègues français, « les relations sont bonnes, mais travaillait à part, comme des charbonniers », juge-t-il. « On nous confiait des responsabilités, mais sans les droits qui allaient avec », déplore M. Katim. Il se souvient d’ailleurs avoir formé des dizaines de cheminots qui sont devenus chefs, tandis que sa carrière plafonnait au dernier échelon.

« Les syndicats nous ont tués »

Il a pourtant passé, dès 1982, des examens pour passer à l’échelon supérieur. Mais il lui faudra attendre 2006, après un examen pour rentrer au service commercial auquel il obtient la note de 15/20, pour passer au grade supérieur et devenir chef d’équipe. Parmi les Marocains de la SNCF, ils sont très peu à avoir eu cette chance. A l’époque, il gagne entre 400 et 500 francs. Doté d’un tempérament particulièrement combattif, M. Katim adhère à la CGT, dont il garde un très mauvais souvenir. « Les syndicats nous ont tué, résume Ahmed Katim, ils ne voulaient pas que les étrangers travaillent à la SNCF ». Or, Ahmed Katim, qui est depuis longtemps conscient des discriminations que lui et ses collègues marocains subissent, se bat pour obtenir leur accès à la notation, la clé pour évoluer professionnellement. En 1998, il figure sur la liste du syndicat CGT aux élections professionnelles, mais pas en position éligible. Il rejoindra finalement le syndicat Sud-Rail, où on lui apprend « comment défendre les gens ».

Une procédure de plus de quinze ans

Chibani - Photo Cedric Jean

Chibani - Photo Cedric Jean

Cette formation syndicale, il la met à profit pour envoyer une première lettre, en 2000, au Président de la République de l’époque, Jacques Chirac, mais aussi à la ministre des affaires sociales du gouvernement de cohabitation, Elisabeth Guigou, ainsi qu’au ministre des transports communiste Jean-Calude Gayssot et au PDG de la SNCF, Louis Gallois. Il y aura d’autres lettres, restées sans réponse. En 2002, une première plainte pour discrimination est déposée et dans la foulée, en 2003, une première assemblée générale réunit les « indigènes du rail ». Mais en 2005, une tentative de conciliation aux Prud’hommes échoue. D’autres plaintes suivent, ce qui ralentit la procédure. D’autant que la SNCF utilise toutes les manœuvres dilatoires possibles. Depuis 2012, à l’âge de 63 ans et après 40 années de travail, il touche une retraite du régime général « basée sur les 25 meilleures années ». Soit un peu moins de 1000 euros. Il a reçu la médaille d’honneur du travail, mais n’a pas eu droit à la nationalité française, le gouvernement ayant modifié les conditions de naturalisation en 1999. « J’avais dépassé l’âge légal », soupire-t-il. Aujourd’hui, à l’âge de 68 ans, il se sent fatigué, mais, malgré une procédure qui dure depuis plus de quinze ans, il ne renonce pas. « Il y a un proverbe chez nous qui dit : la route est longue, mais le cavalier doit poursuivre son chemin ». Le 31 janvier, la Cour d'appel de Paris rendra son jugement dans le procès qui oppose 848 Chibanis à la SNCF (voir notre article sur le procès). 300 autres procédures sont en cours.

Témoignage recueilli par Véronique Valentino