De Johnny à Champigny : histoire d’une surenchère sécuritaire

24 février 1961. En pleine vague yé-yé, le jeune rockeur Johnny Hallyday se produit au Palais des Sport, à Paris. Le concert déclenche une émeute. La salle est littéralement saccagée, les sièges sont arrachés et jetés, des bagarres éclatent entre le public et la police. Les affrontements se poursuivent aux alentours. Une station de métro est dévastée par les « blousons noirs » qui envahissent les rames de métro, vandalisées à leur tour. Le trafic est interrompu.

Été 1961 à Cannes, période durant laquelle nombre des concerts de Johnny Hallyday avaient été interdits pour cause d'émeutes dans le public.

Été 1961 à Cannes, période durant laquelle nombre des concerts de Johnny Hallyday avaient été interdits pour cause d'émeutes dans le public.

La même année, la tournée de Johnny Hallyday est marquée par des émeutes récurrentes, notamment à Montbéliard, où jeunes et policiers échangent cailloux contre lacrymogènes. A Arles, la façade du bâtiment le Femina est détruite par le public. A Grenoble, un square est retourné. A Marseille, une émeute géante éclate sur la Cannebière. Un écrivain marseillais raconte l’ambiance à l’époque : « on est plusieurs à porter le cuir noir malgré la chaleur, histoire d’amortir les coups… Dans le parc qui jouxte la salle il y a plein de chaises pliantes… beaucoup en ont pris une sous le bras tout en déambulant se rapprochant des flics en képi disposés autour du concert […] ça commence au corps à corps puis ils se replient sous une pluie de chaises pliantes […] de l’autre côté de l’avenue un chantier nous offre de nouvelles munitions […] on ramasse des galets et on arrose, les bâtards se replient avec les trois quatre copains qu’ils ont pesqués, on les suit à distance, quelques caillasses continuent de voler de retour vers le concert qui se poursuit à l’intérieur, on se reçoit des grenades lacrymo, […] sûr qu’ils auront eu des blessés eux aussi… »

En juin 1963, un concert de Johnny Place de la Nation, à Paris, est encore marqué par des bagarres et affrontements entre des centaines de blousons noirs et la police. La tournée du rockeur en 1970 provoque plusieurs émeutes, notamment à Pointe à Pitre. En 1975, « l’idole des jeunes » se bagarre avec la police à Thonon.

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A l’époque, les médias ne parlent pas de « lynchages » ni « d’actes criminels », et le rockeur jouit d’un prestige quasiment unanime. Dès ses premières années de notoriété, il est par exemple invité à Noël par le général de Gaulle. Johnny deviendra un grand ami de la classe politique, notamment à droite, il sera proche de Chirac et de Sarkozy. Lors de ses obsèques, l’ensemble des représentants nationaux lui rendront hommage.

31 décembre 2017, à Champigny, en banlieue parisienne. Une soirée privée est organisée dans un hangar, au milieu d’une zone industrielle, pour la nuit du Premier de l’An. Les jeunes du coin s’y massent par centaines. Vers 23H, la salle est pleine à craquer, et les vigiles ne laissent plus entrer personne. La foule, qui se retrouve coincée dans la rue un soir de Réveillon, s’énerve. Des dégradations sont commises. La police arrive et arrose le groupe, déjà bien énervé, de grenades lacrymogènes et de tirs de Flash-Balls. Plusieurs jeunes sont blessés. La situation évolue en affrontement. C’est dans ce contexte que deux policiers isolés reçoivent des coups au sol. Un acte lâche. Un jeune présent sur place vient en aide aux policiers, et les exfiltre. Les agents écopent de 10 et 7 jours d’ITT : ils présentent des contusions.

Immédiatement, d’abord sur des sites d’extrême droite puis dans l’ensemble des médias, une véritable tornade se déchaîne à partir de quelques secondes d’images filmées sur un téléphone portable. On parle de « lynchage », « d’actes criminels », de « barbarie », « d’images horribles » jusqu’au plus haut sommet de l’État. La classe politique appelle à durcir plus encore la législation pénale, à « la plus grande sévérité » contre les fauteurs de troubles. Des syndicats policiers manifestent. La presse fait sa « une » plusieurs jours de suite sur cet événement, alors qu’un viol à coup de matraque ou des yeux crevés par les armes de la police – entraînant, eux, des séquelles à vie – commis quelques mois plus tôt avaient suscité une indifférence gênée.

Alors, que s’est-il passé en quelques décennies pour que des événements comparables – c’est à dire des rixes devant une salle de fête – connaissent un traitement aussi différent ?

Les médias se sont droitisés à l’extrême. Les chroniqueurs et éditorialistes des grandes chaînes de télé sont proches des thèses les plus réactionnaires de l’échiquier politique et ne s’en cachent pas. La police est devenue une institution sacrée et intouchable sur fond d’antiterrorisme. Et, surtout, le rapport à la jeunesse a totalement changé. Ce qui était considéré jadis avec un regard attendri comme des « excès de la jeunesse » est aujourd’hui décrit comme un acte criminel. Les « blousons noirs » sont remplacés par les termes « racailles », « sauvageons », voire « barbares ».

Aussi absurdes qu’aient été les violences de Champigny, il ne s’agit ni de « lynchage », ni de « crime », ni même d’un événement « inédit » ou plus grave qu’auparavant. Les mots ont un sens. Par contre, le traitement médiatico-politique de l’événement s’inscrit dans un agenda politique clair, qui vise à mettre un tour de vis supplémentaire dans la logique sécuritaire qui continue de se durcir en France.

Texte paru dans Nantes révoltée et le 8 janvier dans Zone à défendre, le site de la ZAD de NDDL