Russie, Gogol au centre, trois épisodes. Par André Markowicz

Russie, 
Gogol au centre, trois épisodes.

Dans la rue, tout va bien. Les gens, je veux dire, ce sont des gens, comme tout le monde, on marche, on vit, on fait les courses. Je les regarde, les gens, et je me dis que, depuis que je connais la Russie, ils n’ont pas vraiment changé — les mêmes expressions, les mêmes attitudes. Bon, avant, personne n’avait de smartphones, et maintenant tout le monde a des smartphones, mais voilà, c’est tout. Et on peut vivre, tout fait tranquillement. On vit. Il y a de plus en plus d’embouteillages — je ne parle pas même de Moscou, j’étais à Pétersbourg, ça veut dire que les gens achètent des voitures, consomment, enfin, ils font ce que nous faisons, nous, en essayant de ne pas être malades, parce que la médecine, ce n’est pas qu’elle n’est pas gratuite, c’est que, la médecine gratuite, elle ne l’est pas, gratuite. Il faut payer pour tout. Et, même si les pensions de vieillesse ont augmenté, là encore, il vaut mieux ne pas être vieux en Russie.

Bref, bon, une vie comme une vie. Et puis, je regarde ce qui se passe autour de moi, et je tombe sur trois faits, — des faits divers, ou des faits politiques, allez savoir. Trois suites d’articles, pour moi, comme d’habitude, sur mon mur FB, et sur celui d’un certain nombre de mes amis.

*

1.

Vous vous souvenez, le 28 mars dernier, j’avais consacré une chronique au reportage-choc d’Alexéï Navalny sur la fortune du premier ministre Dmitri Medvédev. Ce reportage a été vu des millions et des millions de fois en Russie et n’a reçu aucune réponse officielle. Aucune commission d’enquête n’a été nommée, aucun procès en diffamation n’a été intenté, sauf, accessoirement, par un des oligarques cités pour avoir offert des résidences de luxe à Medvédev, Alisher Ousmanov. Et Navalny lui-même a été agressé physiquement par des bandes de « patriotes » (c’est comme ça qu’ils s’appellent) et a failli perdre un œil. D’autres membres de son équipe et, plus largement, de son parti, sont quotidiennement agressés à travers toute la Russie. — Mais, encore une fois, la réaction officielle du pouvoir russe a été de n’avoir aucune réaction. Quand on pense à ce qu’il a fallu pour Richard Ferrand ou les ministres du Modem pour démissionner (et je n’en discute pas aujourd’hui), on dit que le pouvoir russe a encore, finalement, de beaux jours devant lui.

D’autant que, le 21 juin dernier, mon ami le journaliste Alexandre Minkine a repris sur sa page FB une chronique publiée dans son journal, le « Moskovski Komsomolets » (le Komsomol de Moscou — c’était de fait, du temps de l’URSS, l’organe officiel de la jeunesse communiste de Moscou, et le nom est resté… éternelle Russie). Le Parlement russe, la Douma, vient d’adopter en dernière lecture une loi selon laquelle la loi, désormais, je cite en essayant de traduire, « doit assurer la défense des données personnelles des objets protégés par l’Etat et des membres de leur famille ».

Ça veut dire quoi ? Je cite Alexandre Minkine : 
« Si vous pensiez que les objets protégés par l’Etat, c’est le Kremlin, un cosmodrome, une centrale nucléaire, n’essayez pas d’imaginer que ces biens immobiliers ont soudain une famille.
Les objets protégés par l’Etat, ce sont, le Président, le Premier ministre, le Président de la Douma et du Conseil de la Fédération, les Présidents de la Constitutionnelle ou de la Cour Suprême, le procureur général, le président du Comité d’enquête [je ne sais pas comment ça se traduit, ça], et, aussi triste que ce soit, tous les députés, tous les sénateurs, et le Patriarche de toutes les Russies. Et, nous pouvons le supposer, tous les ministres et tous les gouverneurs… »

Cette loi, découverte par Alexandre Minkine, n’a pas fait la une des journaux, — mais elle interdit désormais de parler des biens matériels que possèdent la classe dirigeante russe — et leurs familles… Et si vous enfreignez la loi, dorénavant, vous vous exposez à une peine de trois à sept ans de prison pour « divulgation de secret d’Etat ».

Ce n’est pas un poisson d’avril. C’est juste une loi qui vient d’être adoptée par le Parlement russe, librement élu, n’est-ce pas, par le peuple russe souverain.

La réponse de Poutine à Navalny et aux accusations de corruption.

*

2.

En même temps, je suis ce qui se passe avec le Gogol Center et Kirill Sérébriannikov.

Comprenez bien, Vladimir Poutine l’a dit en personne, il n’y a pas de censure en Russie, et ce n’est pas Sébrennikov qui est visé — lui-même, il n’est cité qu’en qualité de témoin. Non, celui qui est visé c’est le directeur financier du Gogol Center, Alexéï Malobrodsky, lequel est accusé d’avoir détourné une somme considérable (200 millions de roubles, 3, 500.000 euros, plus ou moins) versés par des instances officielles pour un projet qui s’appelait « la Plateforme », — une série de spectacles joués dans le monde entier et qui, d’après l’accusation officielle, n’ont simplement… jamais existé. Oui, telle est l’accusation : les spectacles n’ont pas eu lieu.

L’accusation est évidemment absurde : comment peut-on dire qu’un spectacle n’a pas existé quand on possède des copies vidéos, des billets, des affiches, — des souvenirs de spectateurs ?... Mais, là, en ce moment, le débat s’est porté sur « Le Songe d’une nuit d’été » (lequel s’est joué à Chaillot en mars 2014). C’est ce spectacle qui, d’après l’accusation officielle, n’a jamais eu lieu. L’argent donné pour ce spectacle est censé avoir servi à autre chose… peut-être au bien-être personnel du directeur financier ?

C’est pour cette raison qu’Alexéï Malobrodsky est, aujourd’hui, en prison.

Qui sont les enquêteurs qui lancent des accusations aussi… débiles ? Je n’en sais rien, mais, évidemment, la question n’est pas là. La question est que ces accusations soient délibérément stupides, parce qu’elles existent en tant que telles : pour montrer que la justice ou la vérité ne sont pas des données objectives, mais des objets que l’on fabrique au gré de ses besoins. Et ce n’est sans doute pas sans une ironie cynique qu’on jette le metteur en scène des « Ames mortes » dans une situation gogolienne : à vrai dire, même pas gogolienne, mais digne d’Alexandre Soukhovo-Kobyline, que personne ne connaît en France, — et dont je parlerai. L’absurde roi. Juste pour faire peur. Parce que, oui, ça fait peur. — Et tant pis pour l’image désastreuse que de telles accusations jettent aux yeux du monde sur le pays tout entier. Nous n’en sommes plus là.

Là encore, il n’y a pas de réponse directe du pouvoir, — pas d’intervention directe, officiellement. Juste des enquêtes de droit commun — ce qui est censé mettre à l’abri le pouvoir contre toutes les interventions extérieures, censément « russophobes ».

Il faut, de toutes nos forces, autant que nous pouvons, chacun, ici, et à travers le monde, aider l’équipe de Kirill Sébrennikov. Reprendre la liste de tous les spectacles du projet « La Plateforme » (là, maintenant, je n’en ai pas la liste, mais elle est impressionnante), retrouver toutes les affiches, tout ce qu’on peut, et tout stocker. — Il ne faut pas laisser gagner l’absurde.

*

Mais, l’absurde, ce n’est pas l’absurde, dans la vie. C’est autre chose. Et voilà ma troisième histoire.

3.

Dans la cour d’un immeuble d’une banlieue de Moscou, une femme au volant d’une « Huyandaï solaris », et déjà condamnée une dizaine de fois pour excès de vitesse, renverse un garçon de six ans, le traîne sur une dizaine de mètres, et le tue. Là où l’histoire, déjà atroce, devient gogolienne, c’est que l’autopsie établit que l’enfant avait une quantité d’alcool dans le sang équivalent à l’ingestion d’une pleine bouteille de vodka, ce qui est, pour un enfant, une dose mortelle (2, 7 milligrammes). Stupeur de la famille : l’enfant allait jouer dans la cour avec son grand-père, il marchait un peu en avant, parce que le grand-père lui portait son vélo. La voiture a surgi dans la cour, — l’expertise a établi qu’elle roulait à 40 km à l’heure — elle ne s’est pas arrêtée, l’enfant est mort. Mais, évidemment, il n’avait pas bu une seule goutte de vodka. Une autre expertise aussitôt nommée examine la famille : il s’agit de gens absolument normaux, personne n’a jamais été signalé pour alcoolisme, rien. D’où vient l’alcool dans le sang de l’enfant ?

La dose est tellement hallucinante que la presse se fait l’écho de cette histoire, — mais il faut un mois pour qu’elle sorte au grand jour, l’enfant a été enterré entre temps, on comprend bien, et une partie des pièces de l’affaire a eu le temps de disparaître, on ne sait pas comment. Le père de l’enfant, à force de protester, avec un courage et une obstination inouïs, parvient à obtenir une nouvelle commission d’enquête, nommée par le ministre de l’intérieur en personne, qui demande de nouvelles expertises, de nouvelles prises de sang. Et, après plusieurs semaines, la nouvelle commission d’enquête établit que, de fait, le sang de l’enfant était contaminé par l’alcool, - ce qui expliquerait que ce soit lui, en quelque sorte, qui se soit jeté sous les roues de la voiture, dans un état proche du coma éthylique. — Là encore, c’est absurde, parce qu’on ne voit pas pourquoi, si son petit-fils avait été dans cet état, le grand-père serait sorti se promener avec lui en prenant son vélo. Mais, cette question de bon sens ne dérange personne.

Le fait est que la deuxième expertise, d’après ce que j’ai compris, a été menée sous l’autorité directe du ministre, Vladimir Kolokoltsev, et c’est ce ministre qui a qualifié toute l’affaire de « tragédie », et, poursuit le ministre, le ministère n’a rien à redire à propos des enquêteurs.

Que se passe-t-il ? Comment l’alcool s’est-il retrouvé dans le sang de l’enfant (si tant est que c’est bien le sang de l’enfant qui a été analysé) ? et pourquoi avoir analysé le sang de l’enfant, et pas celui de la conductrice ? ou peut-être qu’on l’a fait aussi, mais qu’on n’en parle pas ? Personne ne répond à la question. Et puis, voilà que je tombe sur un article de presse étonnnant : la conductrice, on la connaît. Elle s’appelle Olga Alissova, et… c’est l’épouse d’un type qu’on appelle en Russie un « voleur dans la loi », c’est-à-dire un membre, j’allais dire légal, de la mafia. Son mari, en ce moment, il est enfermé pour dix ans (mais il paraît qu’il sera bientôt libéré pour je ne sais quelle bonne conduite et remise de peine), pour extorsion de fonds, viol, meurtres et autre gentillesses — sa spécialité était kidnapper et tuer les propriétaires d’appartements qui vivent seuls, puis de revendre les appartements (en torturant, violant les propriétaires en les obligeant à mettre les appartements à son nom ou celui d’autres membres de sa bande).

Et donc, visiblement, la chose est la suivante : évidemment, les instances locales sont corrompues. C’est-à-dire que la bande d’Alissov, ou/et d’autres payent pour avoir la paix et travailler tranquilles. Et donc, quand l’histoire de l’enfant est arrivée, eh bien, ils ont payé, et ils ont eu une expertise favorable. — A ce jour, j’ai l’impression que la conductrice est toujours en liberté, d’ailleurs. L’expertise est absurde, mais ça ne fait rien, parce que c’est une expertise. Pendant un mois, ça aura suffi. Et puis, par manque de chance, ils sont tombés sur un père qui ne se rend pas, qui essaie de comprendre ce qui s’est vraiment passé, et donc, on en arrive à une deuxième expertise. Et pourquoi cette expertise-là, d’une instance supérieure, donne-t-elle raison à la première ? L’alcool a-t-il été introduit post-mortem dans le corps de l’enfant, ou bien, d’alcool, il n’y en avait pas ? toujours est-il que mettre en cause la première expertise devait revenir à découvrir le système de corruption de l’instance inférieure… ce qui revenait à remettre en cause la corruption, beaucoup plus vaste, de la seconde instance… et ainsi de suite. Et comme ce ne sont pas les corrompus qui vont mettre en prison les corrompus, on reste avec Gogol. Vous vous souvenez, dans le « Révizor » — la femme du sous-officier, dit le bourgmestre à Khlestakov, « elle s’est fouettée toute seule ».

Et c’est aussi ça, la Russie. Et c’est ce pays-là qui est, quoique j’en dise, aussi le mien.

André Markowicz, le 25 juin 2017

Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.