Le roman national - Marine Le Pen et le Vel d’Hiv, par André Markowicz

J’ai été, comme beaucoup, brûlé par la phrase de Marine Le Pen sur le fait que la France n’était pas responsable de la rafle du Vel d’Hiv. — Et d’abord, le fait qu’elle estime pouvoir le dire, à deux semaines des élections, — elle qui s’était toujours abstenue de faire des « bourdes », comme son père. Le fait qu’elle le dise — et je lui fais crédit de penser qu’elle réfléchit avant de parler — signifie qu’elle considère qu’elle peut le dire sans rien perdre de son électorat, ce qui signifie qu’il existe au moins un quart de l’électorat français qui pense ça tranquillement.

Sur la rafle elle-même, il n’y a évidemment aucun doute :
Ce sont des gendarmes et des policiers français qui arrêtaient les gens, et des gendarmes et des policiers qui gardaient les camps de transit, et ce sont des fonctionnaires français qui ont livré aux nazis tous qui avaient cherché refuge en France contre le nazisme. C’est la politique de Vichy et de son « Etat français », une politique de collaboration menée avec un zèle particulier en France, de son plein gré, sans quasiment aucune pression. Tous les nazis s’accordaient sur cela : sans l’aide des fonctionnaires français, de l’appareil administratif de la République française, repris tel quel par l’Etat français, ils n’auraient jamais pu arriver à rien.

Mais Marine Le Pen ne nie pas le fait même, elle ne le qualifie pas de « détail », ou quoi ou qu’est-ce. Sa phrase, elle la prononce dans un contexte tout à fait particulier, celui de la dénonciation de ce qu’on appelle « la repentance ». On apprend trop aux enfants, dit-elle en substance, les « heures sombres » de notre histoire, on passe trop de temps à accuser la France de toutes les ignominies, alors que, la France, il faut l’aimer, et il faut en être fier. — Ce qu’elle fait, donc, en revenant sur la position de Jacques Chirac et de François Hollande, c’est d’accentuer ce qu’avait dit Fillon sur les « bienfaits de la colonisation », c’est-à-dire que ce n’est pas une façon de perdre des voix, mais, au contraire, une façon d’en gagner, et de grignoter déjà, comme pour le deuxième tour, l’électorat de Fillon (à ceci près que, moi, je ne suis pas du tout persuadé que Fillon ne sera pas au deuxième tour). — Il faut être fier de la France.

Marine Le Pen est d’autant plus habile que, de fait, le discours de Jacques Chirac, même s’il a été un moment capital de la reconnaissance du génocide des Juifs en France, pose un problème que de nombreux historiens ont relevé : qu’est-ce que c’était, à l’époque, la France ? — La position officielle des présidents de la république jusqu’à Chirac avait été très claire : la France, ce n’était pas Vichy, c’était Londres et la Résistance. — C’était très rassurant, et gratifiant, et ça nous épargnait la question essentielle, à savoir, encore une fois, que ce sont bien tous les rouages de l’administration de la République qui ont participé aux meurtres et qui les ont permis.

Mais, de fait, qu’est-ce que c’est la France de 1942 ? — Est-ce que c’est Pétain, est-ce que ce sont les groupuscules gaullistes à Londres ? Dire que la France, c’est l’appareil de l’Etat pourrait, à l’inverse, faire oublier un autre fait capital : en France, c’est plus de la moitié des Juifs qui ont été sauvés, par les gens, par les Français, parce que, même s’il y a eu des dénonciations, évidemment, l’antisémitisme n’a jamais été aussi puissant au point d’éradiquer des populations entières, comme en Europe de l’Est. — Et donc, qu’est-ce qu’on veut dire quand on dit que c’est « la France » qui a été criminelle ?

Non, sérieusement, qu’est-ce que c’est, « la France » ? Est-ce le gouvernement, l’administration, ou l’ensemble de la population ?... Ou, plus encore, la culture, l’histoire, que sais-je encore ?...

C’est bien ce terrain douteux que choisit Marine Le Pen et elle s’exprime, me semble-t-il, en prenant un risque calculé, assez faible — il s’agit juste, selon une tactique éprouvée du FN depuis des dizaines d’années, de pousser le bouchon un peu plus loin. Ici, de transformer un moment décisif de notre histoire en anecdote, — et ça, évidemment, ça ne peut que nous brûler.

*

L’appel à la « fierté nationale », c’est la voie directe vers la dictature, la voie de tous les nationalismes — une voie qui peut être lente ou rapide, mais c’est la voie directe. C’est ça que reconstruit Poutine en Russie, c’est à ça que se réfèrent toutes les dictatures à travers le monde. — Quand une démocratie se rassemble autour de ce fantasme, c’est que, vraiment, ça ne va pas bien du tout. Mais qui, en ce moment, peut prendre le temps de dénouer l’écheveau, de vivre dans la complexité ? …

J’aimerais revenir aussi sur l’idée du « devoir de mémoire » — là c’était juste comme une introduction, à un moment précis.

André Markowicz, le 10 avril 2017

Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants. 


UN RAPPEL

Convoi N°20 en date du 17 aout 1942 :

Simon Goldstein 2 ans, Bernard Goldstein 7 ans, Georges Goldstein 8 ans, Dora Binenstock 5 ans, Henri Binenstock 9 ans, Chana Binenstock 12 ans, Paul Skorupka 5ans, Samuel Skorupka 6 ans, les jumeaux Jacon et Henri Skorupka 8 ans, Denis Cynaber 6 ans, Lucien Cynaber 10 ans, Georges Cynaber 12ans, Ginette Moszkowisz 2 ans, Rachel Moszkowisz 10 ans, Marcelle Moszkowisz 11 ans, Marguerite Jakubovitch 2 ans, Armand Jakubovitch 4 ans, Rebecca Jakubovitch 6 ans, Anna Jakubovitch 7 ans...

C’est le second convoi par lequel les petits enfants juifs quittent la France vers le plus terrifiant des voyages : 207 garçons et 323 fillettes de moins de 16 ans.

Le 16 juillet 1942 à 4 heures du matin débute la plus grande arrestation massive des Juifs réalisée en France durant la Seconde Guerre mondiale.

La rafle a été préparée de longue date. Depuis la Conférence de Wannsee, en janvier 1942, Eichmann organise les convois de déportation dans toute l'Europe. Il sollicite les représentants nazis dans les territoires occupés pour exécuter des rafles et organiser des convois vers Auschwitz.

 En France, c'est le SS Obersturmführer Danneker, le chef du service juif du SD en France occupée de fin 1940 à juillet 1942, qui est chargé d'organiser la rafle. Il est sous les ordres du général Oberg, chef des SS et de la police allemande en France. Eichmann est venu les voir à Paris et déclare : « Le rythme prévu jusqu'ici de trois transports hebdomadaires contenant chacun 1000 Juifs devra être intensifié rapidement, en vue de libérer totalement et le plus vite possible la France de ses Juifs. » (Compte-rendu rédigé par Eichmann, à l'issue de sa visite de 48 heures à Paris, 1er juillet 1942).

Pour cela, il négocie avec la police française qui accepte de collaborer et d'organiser seule la rafle !

Les policiers Jean Leguay (délégué de la Police de Vichy en zone occupée) et René Bousquet (secrétaire général de la Police française) négocient avec Dannecker. Ils mettront la police française à la disposition des Allemands pour faire la rafle.

Ainsi, le 10 juillet 1942, Dannecker télexe à Eichmann que la rafle sera conduite par la police française du 16 au 18 juillet et que l'on peut s'attendre à ce qu'il reste environ 4 000 enfants après les arrestations.

En fait, seule la police française et quelques officiers nazis seront dans les rues, les soldats allemands ont presque disparu de la circulation durant deux jours. Ils laissent faire leurs amis policiers français.

Les policiers français, dès l'aube, frappent à la porte des appartements où on leur a dit d'arrêter les Juifs. Ils les conduisent ensuite vers des autobus. De là, ils sont emmenés au Vélodrome d'hiver.

Le Vélodrome d'hiver, en abrégé « Vél' d'hiv' », était comme son nom l'indique une piste pour des courses de vélos, dans un stade couvert.

C'est là, dans les gradins, que furent emmenés les Juifs arrêtés. Le lieu fut choisi parce qu'il pouvait contenir un grand nombre de personnes.

Dans tout Paris, des cars de police sillonnent les rues. Les policiers investissent les immeubles et les pavillons, réveillent les familles, les obligent à faire hâtivement leurs bagages avant de les emmener dans les camions qui les mèneront au centre de rétention. Parfois, des suicides se produisent : une mère jette ses enfants par la fenêtre du quatrième étage et les rejoint dans la mort, une autre petite fille fait de même, un médecin de Montreuil s’empoisonne avec sa famille. Les rumeurs couraient en effet depuis quelques jours sur une "grosse opération" contre les Juifs. Mais rares seront ceux qui avaient pris les mesures adéquates en vue d’échapper à la rafle. "Si on nous en donnait le pouvoir, on les trouverait bien, tous ces juifs qui restent planqués chez eux", s’exclamera un agent de police. 

"Si nous avions su que c’était pour faire ce travail !" reconnaîtra toutefois un autre garde mobile. La plupart d’entre eux sont jeunes, ou anciens prisonniers de guerre et, dans l’ensemble, la police française s’acquitte de sa tâche sans zèle particulier, sans véritable opposition non plus, souvent avec brutalité. Quelques cas de compassion seront néanmoins recensés. 

Les familles sans enfants sont immédiatement envoyées à Drancy, tandis que les familles avec enfants sont parqués au Vel d’Hiv’, le complexe sportif de la rue Nélaton.

Prévu pour abriter 12.000 personnes, l'établissement en reçoit 7.000, dont 4.051 enfants… dès le premier jour de la rafle !

Les conditions d’accueil sont indescriptibles : pas de nourriture, pas de place, pas assez de sanitaires, une ambiance de terreur et de chaos. "La nuit, relate un rescapé, nous étions tous recroquevillés pour dormir et beaucoup de personnes criaient. C’était affreux." 
Un médecin dépêché sur les lieux relate : "L’atmosphère était tellement saturée de poussière qu’elle devenait par moments irrespirable et provoquait des phénomènes de conjonctivite". La chaleur estivale est écrasante. 

André Baur, qui dirige l’U.G.I.F. sur Paris (l'Union générale des Israélites de France, le "conseil juif" instauré à l'initiative allemande), a l’occasion de rendre visite au Vel d’Hiv’, dans l’après-midi du 16 juillet, soit le premier jour de la rafle parisienne :

"La vaste enceinte grouille de haut en bas. Avant d’y pénétrer, nous voyons à l’extérieur dans une courette un pompier distribuer de l’eau à des enfants, au bout d’un tuyau d’incendie qui s’alimente dans la rue. Il n’y a donc pas d’eau à l’intérieur. Dès l’entrée, de nombreux ballots épars, des hardes enveloppées dans des édredons ficelés, des valises, des sacs de tous genres. Interrogés, les gendarmes répondent : objets perdus. Nous pénétrons sur la piste centrale par le tunnel. Spectacle. Une foule énorme dans des tribunes où les fauteuils paraissent tous occupés.

A l’examen, on constate des milliers de gens assis, occupant avec leurs ballots et valises les fauteuils autour d’eux. Sur le terre-plein central, des enfants courent et semblent jouer, pourchassés par des gendarmes qui ont l’ordre de les faire remonter dans les gradins. De temps en temps, des jeunes gens apportent des baquets d’eau et tous s’y précipitent pour remplir leurs quarts, leurs casseroles, ou de simples boîtes de conserve. Sur la piste, à droite en sortant du tunnel, des brancards sont posés où geignent des femmes et des enfants étendus.

Dans une petite enceinte à gauche, la Croix-Rouge a installé une ambulance où s’affairent des infirmières et les deux médecins. On a l’impression qu’il n’y a que des enfants et des malades. Pour cet ensemble, on n’a amené qu’une cinquantaine de brancards et matelas. […] Une femme, devenue folle, est liée sur un brancard ; une autre a cherché à tuer son enfant avec une bouteille. Un autre enfant fut amené, les veines du poignet presque sectionnées par sa mère."

Annette Muller, survivante, témoigne: 

"Cependant, mon petit frère et moi avions soif. Nous voulions aller aux cabinets. Mais impossible de passer dans les couloirs de sortie et, comme les autres, nous avons dû nous soulager sur place. Il y avait de la pisse et de la merde partout. J’avais mal à la tête, tout tournait, les cris, les grosses lampes, suspendues, les haut-parleurs, la puanteur, la chaleur écrasante. Assise près de nous sur les gradins, une femme très belle serrait un petit garçon de deux ans dans ses bras. Un garçon aux boucles brunes, au teint mat délicatement rosé.

Je voyais sa mère l’enlacer sauvagement, couvrir son visage de baisers. Je pensais : comme elle l’aime. Il n’y avait plus rien à boire et à manger. Un jour, des femmes au voile bleu sur la tête ont distribué de la nourriture. Au milieu des cris et de la bousculade, on nous donna une madeleine et une sardine à la tomate. J’ai grignoté le dessus bombé de la madeleine en laissant fondre lentement les miettes sucrées dans ma bouche, j’ai mangé la sardine en léchant d’abord la tomate qui la recouvrait.

C’était délicieux. Je ne me souviens pas avoir mangé autre chose au Vel d’Hiv’. Rien d’autre. Après, nous avons eu très soif. Les lèvres et la langue étaient desséchées, mais il n’y avait rien à boire. Sur les gradins, près de nous, une femme s’est subitement affaissée. Elle était morte."

12 884 Juifs sont arrêtés : (4 051 enfants, 5 802 femmes et 3 031 hommes). Un nombre indéterminé, prévenu par la Résistance ou bénéficiant du manque de zèle de certains policiers, parvient à échapper à la rafle.

Selon la préfecture de police, le nombre d'individus arrêtés s'élève à 13 1525. C'est aussi ce nombre qui est gravé sur la stèle commémorative située à l'emplacement du vélodrome. Sur les 13 152 juifs raflés, seuls 25 adultes et quelques enfants ont survécu.

Le 16 juillet 1995, le président Jacques Chirac a reconnu devant le monument commémoratif la responsabilité de la France dans la rafle et dans la Shoah. Il a notamment déclaré :

«  Ces heures noires souillent à jamais notre histoire, et sont une injure à notre passé et à nos traditions. Oui, la folie criminelle de l'occupant a été secondée par des Français, par l'État français.

Il y a cinquante-trois ans, le 16 juillet 1942, 4 500 policiers et gendarmes français, sous l'autorité de leurs chefs, répondaient aux exigences des nazis.

Ce jour-là, dans la capitale et en région parisienne, près de dix mille hommes, femmes et enfants juifs furent arrêtés à leur domicile, au petit matin, et rassemblés dans les commissariats de police.

La France, patrie des Lumières et des Droits de l'Homme, terre d'accueil et d'asile, la France, ce jour-là, accomplissait l'irréparable. Manquant à sa parole, elle livrait ses protégés à leurs bourreaux.  »