Voile et anarchisme, par Sébastien Doubinsky

Puisque personne ne me le demande, je vais vous faire part de ma position comme anarchiste sur le voile, qui est, bien entendu, paradoxale, et ne va pas faire plaisir à beaucoup d'entre vous.

En tant qu'anarchiste il y a plusieurs éléments qu'il faut que je prenne en compte, même s'ils peuvent sembler contradictoires:

1) Tout symbole d'oppression ou de discrimination m'insupporte et m'est fondamentalement intolérable.

2) Tout individu a le droit de s'exprimer et de se vêtir comme il l'entend

3) En tant qu'athée, toutes les religions me semblent également irrationnelles, discriminatoires et dangereuses.

4) Même si je suis athée, tous les dieux et toutes les déesses sont les bienvenu(e)s dans ma maison.

Ce qui me frappe le discours des gens de gauche et des démocrates de droite qui s'opposent au port du voile en France  (la burqa et le voile intégral sont un autre sujet à mes yeux) est l'imprécision de leur position. 

En effet, soit on est contre le voile parce qu'on est contre tout symbole religieux ostentatoire ou contre tout ce que la religion peut représenter - et cette position est pour moi légitime, et il faut dénoncer avec les perruques des femmes juives orthodoxes, les points rouges sur le front des Indiennes, les turbans des Sikhs et les fichus sur la tête des catholiques - tout comme l'est alors celle de la croyante qui est pour, parce que ce symbole représente, à ses yeux, son attachement à sa foi. Nous sommes là dans un débat d'idées classique - entre deux absolus de la pensée. 

Mais si on  attaque le voile à partir d'une position "féministe" ou "républicaine", cela commence à devenir pour moi un petit peu plus compliqué. Une des caractéristiques du discours culturel impérialiste ou colonial est justement de "parler pour" ou de "parler au nom de", et non de "parler avec". Quand on accuse les femmes musulmanes d'être soumises à, opprimées par ou complices d'une religion intolérante et dangereuse (ce qui, en passant, caractérise toutes les religions), ou pire, d'une culture (au sens nazi du terme, c'est à dire, "atavique") intolérante ou dangereuse, on prend un espace de parole qui va dénier celle de l'autre. Pourquoi? Parce que si on porte le voile, on est déjà discréditée, et les arguments de la défense sont niés d'avance. Pour moi, que des femmes d'origine musulmane discutent du voile avec d'autres femmes musulmanes, c'est tout à fait légitime. Que des féministes françaises se disent solidaires de ces femmes qui luttent contre le sexisme et les symboles d'une société/culture/religion machiste peut certes se comprendre (et certainement doit même se faire) mais avec cette nuance essentielle qui est de préciser leur point de départ.  Comme je l'ai dit plus haut: soit on combat TOUS les symboles religieux et toutes les religions qui oppriment les femmes (et elles le font toutes), soit on accepte de stigmatiser une minorité et de courir le risque d'être traité(e) de raciste et/ou de xénophobe - ce qui est fondamentalement vrai. Lorsque Elisabeth Badinter dit : "On a le droit d'être islamophobe", elle dit aussi : "On a le droit d'être antisémite", ce qui est vrai dans l'absolu, mais qui historiquement implique beaucoup, beaucoup de conséquences pour le moins inquiétantes.

Les femmes musulmanes qui portent le voile sont une double minorité, et c'est à ce titre qu'il faut faire attention aux discours qui les stigmatisent. Elle sont devenues une cible symbolique, où leur apparence extérieure devient la "preuve" des dangers de leur religion. Comme dans tout discours raciste, l'individu devient le symbole du groupe - que ce soit le Juif, le Nègre, le Chinois, etc. L'indifférenciation permet de condamner l'ensemble au nom de la "preuve" qu'on a sous les yeux - comme les vitrines de ces Juifs "riches" et "profiteurs" dont on a brisé les vitrines durant la Nuit de Cristal. C'est pour cela qu'il est si important de parler avec nuance et surtout, de laisser parler l'autre. Accuser, "avoir raison" est toujours dangereux quand les arguments de départ sont faussés - parfois naïvement, parfois volontairement.

Nous assistons aujourd'hui à un nouvel amalgame (oui, je défends ce mot, au risque d'être traité "d'islamo-gauchiste", quoique dans mon cas il s'agirait plutôt de "judéo-gauchiste") qui est d'autant plus dangereux qu'il n'est souvent pas perçu comme tel. C'est le fameux "Je ne suis pas raciste, mais..." qui se traduit aujourd'hui par "Je ne suis pas anti-musulman (terme qui entre nous reste encore à définir), mais je suis contre le voile." C'est comme de dire "Je ne suis pas antisémite, mais je ne peux pas blairer les Juifs orthodoxes”). Oui, mais les juifs orthodoxes sont juifs. Et le voile fait partie de l'islam. On ne peut pas être semi-raciste. Par contre, on peut être contre toutes les religions, quelles qu'elles soient, et justifier son propos soit politiquement, soit philosophiquement, soit les deux en même temps. Mais être partiellement raciste, non, ça n'est pas possible.

Dans les années trente, parmi nos intellectuels et écrivains se trouvaient un grand nombre d'antisémites. Certains sont devenus collaborateurs, d'autres pas, Mais s'ils n'ont pas tous les mêmes responsabilités vis à vis de la Shoah, ils étaient bien TOUS antisémites.

Le problème avec la foi, c'est qu'on ne peut pas décider pour les autres. Bakounine lui même l'a reconnu et a écrit, dans une lettre, qu'on me pouvait pas abolir une religion par décret. Il a même ajouté que tant que la société ne serait pas parvenue à rendre la religion inutile, il fallait l'accepter, et même, parfois, la protéger. Aujourd'hui, je me sens proche de Bakounine, pour exactement les mêmes raisons. Car ce n'est hélas pas que de religion dont on parle quand on parle du voile, mais de l'effacement d'une minorité "trop visible". 

Et ça, ça me donne froid dans le dos, car si je suis bien opposé à toutes les formes de religion, je m'oppose aussi à toutes les formes de fanatismes, y compris "laïcs". Le but de l'anarchisme, c'est de vivre bien ensemble, pas de vivre bien entre nous, sans les autres.

Donc, laissez-tomber cette histoire de voile, si vous êtes honnêtes, et concentrez-vous sur les vraies raisons de votre angoisse. 

PS: Ceci n'est pas non plus un parti pris  pour la "tolérance", mot que je rejette au plus haut point. Il s'agit, au contraire, d'une proposition de dialogue dans le respect absolu de l'autre, ce non-moi-même dont la différence justement me définit et m'enrichit. Si l'universalité existe, c'est bien dans la différence qu'elle s'exprime.

Sébastien Doubinsky


Bilingue, Sébastien Doubinsky écrit en français et en anglais. Il a publié des romans et des recueils de poésie en France, en Angleterre et aux USA. Il vit actuellement à Aarhus, au Danemark, avec sa femme et ses deux enfants. Il ne se cache pas d'être écrivain & anarchiste (il aurait bien tort), et tient un blog : "a view from Babylon". Nous l'accueillons parmi nos chroniqueurs.