Short-Cuts 17, par Nina Rendulic


au bout de chaque semaine, ce(ux) que je retiens dans la réalité subjective du monde qui nous entoure

krajem svakog tjedna, ko/čega se sjećam u subjektivnoj stvarnosti svijeta oko nas


semaine du 9 / 5 / 16

Je mesure mes envies sur une échelle qui traverse les lieux, réels et irréels, intérieurs et extérieurs, qui traverse les moments de la journée, qui traverse les époques et crée des rêves. Je mesure mes envies selon celui à qui je parle, à qui j’écris, qui est là, ou qui ne l’est pas. Je me range dans des boîtes aux dimensions fixes, un trou pour respirer, un trou pour poser le regard sur le monde. Je me positionne dans une réalité pleine de semblables à moi-même et je cherche à me définir par différence, selon des méthodes objectives et observables.

 

ESLO : Enquêtes Sociolinguistiques à Orléans

"Entre 1969 et 1974, des universitaires britanniques ont réalisé un premier portrait sonore de la ville en enregistrant plusieurs centaine d’Orléanais dans la vie de tous les jours. Il s’agit du plus important témoignage sur le français des années soixante-dix. En 2014, quarante ans après cette première étude, l’université d’Orléans (…) renouvelle l’expérience (…). Les enregistrements réalisés (…) forment un formidable témoignage sur la ville et sur le français (…). Ces enregistrements transcrits, rendus anonymes et informatisés constituent une très riche ressource pour les chercheurs en tout genre : historiens, sociologues, linguistes, etc."

(Quid des artistes ?)



C’est un enregistrement sonore du printemps 1969. La bande magnétique grésille mais les protagonistes semblent être dans la pièce juste à côté. Lui, universitaire britannique bilingue. Elle, issue de la vieille bourgeoisie orléanaise, étudiante en lettres modernes à Tours. Elle fume cigarette sur cigarette. Sa voix est froide et ses dernières syllabes longues. Elle va aux bals et fait du patinage. Elle n'a que 21 ans et la vie devant elle. Sa mère se promène en vison et boit oisivement du thé au 4e étage des Galeries Lafayette. Elle est riche, intelligente et libre. Elle a des opinions politiques arrêtées. Est-elle belle ? Je l’ignore. 


Enfin quelle est la différence, pensez-vous, entre la droite et la gauche ?

En France ?

Oui oui

Oh il y a une différence énorme je crois en France. Il y a tellement de de gradations qu’il finit par y avoir une différence assez énorme entre la droite et la gauche en France.


Où est-elle aujourd’hui ? Est-elle encore en vie ? …non, ma vie ne m’a pas emmenée vers des rives rêvées au printemps 1969, j’étais parfaitement libre, parfaitement insolente, j’avais une vie parfaitement rose, à l’arrière-goût sucré des couchers de soleil à l’aube de ma jeunesse, mais celle que j’entends, qui me parle du passé et du passé, elle est moi et je suis elle.

Que je me sois promenée pendant quinze jours à Orléans avec un barbu à cheveux longs, parfaitement maoïste et parfaitement intelligent aussi, et aussitôt je me suis fait traiter de bolcho. Alors ça c’est la petite histoire, pour bien dire qu’il n’y a pas de fumée sans feu et que derrière tout ça y a une différence énorme entre les classes sociales, et ce qui est pire la différence elle existe, c’est certain, seulement y a toujours moyen de, par exemple au niveau intellectuel au niveau de l’amour au niveau de…à bien des niveaux elle peut être effacée.


Son prénom ? Je l’ignore. Est-elle rousse, brune, blonde ? Aujourd'hui, couleur de cendres. Je lui donne une présence dans les plis de ma peau et je fige pour l’éternité sa jeunesse que je n’ai plus, qu’elle n’a plus, et ce bref instant de rencontre dans un autre temps, une autre vie, la rend désormais immortelle.


Nina RENDULIC


Nina Rendulic est née à Zagreb en 1985. Aujourd'hui elle habite à 100 km au sud-ouest de Paris. Elle aime les chats et la photographie argentique. Elle vient tout juste de terminer une thèse en linguistique française sur le discours direct et indirect, le monologue intérieur et la "mise en scène de la vie quotidienne" dans les rencontres amicales et les dîners en famille. Vous pouvez la retrouver sur son site : ... & je me dis