Fukushima : 2011/2017 par Christian Perrot

On n'a pas montré la paix de Fukushima, ce paysage entre la montagne et la mer. Les cygnes de Sibérie et les grues choisissent ses lacs pour passer l'hiver. Ses cerisiers en fleur sont célèbres. La pêche y était miraculeuse. L'agriculture et les forêts vivantes. Toute laideur là-bas sera donc née de l'homme. Plus exactement de la compagnie électrique de l'homme  (ici: Tepco, Tokyo Electric Power Company), qui aura rendu durable et multiplié par l'atome les effets du tsunami. 

Et donc, ces hommes, ces animaux, cette nature et ces choses sont liés. Le poisson soulevé par la vague est sorti de son élément pour mourir sur le pare-brise d'une voiture. Les souvenirs des hommes se sont retrouvés mélangés à la terre. Les choses, les myriades d'objets dont nous faisons nos vies, sont répandus sur des kilomètres comme des couvées de lave. Le clavier du piano qui a survécu, les sacs d'école des enfants qui sont morts,  tout un univers sens dessus-dessous, c'est l'absurdité de tout ce qui nous faisait tenir (pour se lever le matin, par exemple, et aller travailler à la centrale) soudain révélée, fracassée.

Une rue. Incroyable. Comme un vomi de choses. Une rivière qui serait aussi une barricade. Tout ce qui coule sous le pont, et, là, soudain, se fige. 

Dans ce mille-feuilles de catastrophes : l'énorme tremblement de terre, qui aurait aplati Paris comme Haïti, le tsunami furieux, puis le réveil de l'atome, libéré de ses gonds par l'absence des mesures de sécurité qui ont sauvé Tokyo, où tout a vacillé sans tomber, alors qu'à la Centrale de Fukushima, on voulait croire  au père Noël et faire des économies, on a fini, en Europe, par moins voir l'atroce première réalité: les nuages atomiques peuvent nous toucher, ceux qui s'emploient à colmater les brèches là-bas sont certainement condamnés, tout ce qui touche à l'atome est maudit, les nouvelles des réacteurs de Fukushima sont chaque jour plus incertaines et mauvaises, mais, déjà, beaucoup sont morts, d'une autre chose, plus simple, qui ne peut toucher l'imaginaire de ceux qui vivent loin des failles sismiques, mais d'une force terrifiante, celle d'une Terre qui raye la vie de sa surface en se bougeant dans
son lit - l'axe de la Terre a changé de 25 centimètres. C'est à peu près la distance de deux mains. 

10.804 morts et 16.244 disparus. Le terme de "disparus" va bien à tous ceux qu'on ne verra plus apparaître dans cette affaire. Les morts présumés. Et les milliers qui ont tout perdu, vivent dans des centres d'accueil, ne retourneront plus nulle part (où? pour faire quoi?), et que tout le monde, même au Japon, s'efforce d'oublier. Ces reproches vivants.

L'inavouable, dans cette histoire, est la laide pensée que cela soit arrivé dans un pays riche, moderne, ordonné, même méticuleux, d'une technicité extrême - et, par voie de conséquence, que cela puisse nous arriver aussi. Rien n'étonne du Pakistan ou de Haïti, les pays damnés de la Terre. Là, on montre les morts, nus, à peine plus que quand ils étaient vivants, d'ailleurs. Il y en a plein les rues. Les pauvres ont un abonnement gratuit à la douleur. Mais quand on voit cela, ces images du Japon devenu fou, ce renversement total de l'ordre mis par les hommes les plus ordonnés sur terre, on réalise qu'il n'y a pas d'abri dans le château de la modernité et du confort. En cela, notre regard sur cette catastrophe peut être obscène. 

Rarement vus, les visages, les yeux, de ceux qui sont au front. À deux doigts du mal. Ou un seul. La grandeur des hommes et des femmes, qui étaient peut-être mesquins toute la journée d'avant, et le redeviendront sûrement, est de pouvoir risquer leur vie pour un enfant inconnu qui se noie. Elle est peut-être entièrement là.

Et la radiation, l'ennemi invisible. Touchés du doigt par le mal, par la peste moderne, humains potentiels ennemis du genre humain, pluie qui devient un danger, légumes qui empoisonnent, lait, poissons, nuages qui font peur - cette femme essaye de parler avec  sa fille, mise en quarantaine, suspecte d'être radio-activée, devenue par l'atome porteuse de malheur.

S'il n'y a pas de risque zéro, comme disent toujours ceux qui sont intéressés à ce qu'on continue à en prendre, il faut dire aussi que l'atome est le risque le plus grand, le plus entier, que l'homme puisse prendre. Kaji Syoiji, un jeune moine bouddhiste japonais, photographie les vagues. Nous avons tort de ne pas penser aux vagues, sous prétexte que nous vivons loin de la mer. Toujours, il y a des vagues. C'est un appauvrissement de l'imagination de ne pas savoir la mer. Le Japon entier est une île. Et un bateau sur la terre qui tremble et tempête. Nous ne savons rien de cela. La France ne comprend pas l'impermanence, et se croit éternelle jusqu'à l'heure du tombeau. 

Le problème, c'est que l'atome l'est aussi.

Christian Perrot

Kaji Syoiji

Kaji Syoiji