Classer l'imaginaire, une tentative savoureuse d'Apophis

Même si l’on s’agace généralement de la prolifération des sous-genres et sous-sous-genres dans les littératures de l’imaginaire, on se régalera à la lecture de ce guide très analytique et pourtant riche en échappées savoureuses et tentatrices.

Beaucoup de celles et ceux d’entre vous qui nous suivent plus ou moins régulièrement – ou fréquentent la librairie Charybde – savent que les classifications détaillées, en matière de science-fiction, de fantasy et de littératures dites « de l’imaginaire » en général, me donnent plutôt un léger urticaire qu’autre chose. Même si j’ai découvert comme toute une chacune ou un chacun, vers l’âge de treize ans, grâce aux précieuses « Clefs pour la science-fiction » (Seghers, 1976) des frères Igor et Grichka Bogdanoff (avant qu’ils n’entament leur – disons – curieuse trajectoire) et au non moins précieux « Panorama de la science-fiction » (Marabout, 1974) de Jacques Van Heerp (deux lectures qui ne nous rajeunissent certes pas), les termes de space opera, d’heroic fantasy, de sword and sorcery ou de hard science fiction, mes livres de chevet en la matière, au fil des années, tels le « Catalogue des âmes et cycles de la science-fiction » (Denoël, 1979, devenu en 1994, revu et augmenté, « Le science-fictionnaire ») de Stan Barets , ou la monumentale – et truffée d’anecdotique – « Histoire de la science-fiction moderne » de Jacques Sadoul (Albin Michel, 1973, puis, revue et augmentée également, Robert Laffont, 1984), visaient bien davantage à m’offrir des listes de nouvelles lectures potentielles, situées dans un contexte, qu’à peaufiner des catégories, des classes et des étagères imaginaires bien rangées.

Au bout de quelques années, goût des hybridations inclassables et des marges frontalières aidant, c’est bien la formidable « Bibliothèque de l’Entre-Mondes » de Francis Berthelot (Folio SF, 2005) qui s’était imposée, in fine, comme le seul véritable outil indispensable pour défricher et cataloguer ces horizons toujours aussi illimités.

Apprenant que l’excellent blogueur Apophis publiait chez Albin Michel Imaginaire, en février 2023, une version condensée du travail de fond de classification analytique qu’il effectue en ligne depuis plusieurs années, j’étais donc d’abord, fort logiquement, plutôt sceptique quant à l’intérêt de la chose – quel que soit le talent qui y serait développé. Je dois reconnaître ici que j’avais bien tort : cet ouvrage est réellement un enrichissement pour lectrices et lecteurs soucieux de saisir ce qui se passe dans leurs arpentages de pages.

Si l’on remarquera à l’occasion quelques lourdeurs (mais qui semblent en réalité la conséquence logique d’un véritable parti pris rigoureux et analytique, amenant à répéter chaque fois que nécessaire la présence de telle ou telle caractéristique d’un genre ou sous-genre, ou de réaffirmer dans chaque section les arguments de distinction qui ont été élaborés auparavant), et peut-être une surprenante minutie dans le domaine de la fantasy, par rapport à laquelle la science-fiction proprement dite semblera presque réduite à une portion congrue, on se délectera authentiquement de disposer désormais d’éléments solides pour répondre aux questions angoissées d’amies, de clientes ou de simples passants en librairie telles que « mais alors, le steampunk, c’est de la science-fiction ou pas ? », « est-ce que le weird, c’est du fantastique ? », « qu’appelle-t-on uchronie, en fait ? » ou bien « on me parle de grimdark, qu’est-ce que ça regroupe ? ». Surtout, bien au-delà de ces questions que l’on pourrait après tout choisir (comme on l’a souvent fait) d’ignorer purement et simplement, le cheminement choisi et mis en scène par Apophis se révèle particulièrement précieux, y compris à titre purement personnel ici, par les centaines de voies et traverses qu’il recense.

Ainsi, par exemple, en matière d’uchronie (domaine a priori plus « facile »), si les remarquables classiques « Pavane » de Keith Roberts et « Autant en emporte le temps » de Ward Moore sont bien là, aux côtés de l’immense « Chronique des années noires » de Kim Stanley Robinson, on notera les ouvertures vers des titres tels que « Le club des policiers yiddish » de Michael Chabon, la trilogie du « subtil changement » de Jo Walton ou « Les Conjurés de Florence » de Paul McAuley. Du côté du steampunk, à côté des emblématiques « Les Voies d’Anubis » de Tim Powers et « La machine à différences » de William Gibson et Bruce Sterling, on suivra par exemple l’échappée du côté de « La machine de Lord Kelvin » de James Blaylock. En matière de fantasy dite « exotique » (principalement par ses sources d’inspiration), on trouve ainsi le cycle des « Rois navigateurs » de Garry Kilworth ou bien du « Jeu de la trame » de Sylviane Corgiat et Bruno Lecigne (l’un des grands souvenirs de cette époque lointaine où le Fleuve Noir Anticipation avait su largement échapper à ses gènes obscurs…), et on développe vite ici l’envie d’aller voir du côté, par exemple, de « La souveraine des ombres » de Chris Evans ou de « The Rage of Dragons » d’Evan Winter. Même en matière de cyberpunk (si largement balisé aujourd’hui), Apophis veille à nous rappeler le bon souvenir – cohérent – de K.W. Jeter, de Pat Cadigan ou de George Alec Effinger, tandis qu’en matière de science-fiction militaire (pour laquelle la note au passage sur militarisme et anti-militarisme est tout à fait bienvenue), s’il célèbre implicitement « La guerre éternelle » de Joe Haldeman et « La stratégie Ender » d’Orson Scott Card, il ne se croit pas du tout obligé, comme trop de critiques contemporains, de dénigrer la saga Vorkosigan de Lois McMaster Bujold.

En fonction de la sensibilité de chacune et de chacun, on trouvera certainement – cela semble quasiment fatal – que l’auteur s’étend trop sur certains champs et pas assez sur d’autres. Encore une fois, il me semble que la logique de l’exercice entrepris, le plus rigoureux possible, même s’il y subsiste une part incompressible de subjectivité, amène à « forcer » au mieux une forme d’égalité de traitement entre sous-genres de l’imaginaire, en essayant de mixer au mieux et au plus honnête leur intérêt littéraire, leur succès commercial, leur inscription dans des codes connus ou moins connus, et leur apport à l’immense variété d’une littérature qui s’affirme toujours davantage comme la mieux équipée pour rendre compte de la complexité et des potentialités de nos présents. Ne serait-ce qu’à ce titre, en plus des dizaines de pistes de lecture fournies implicitement ou explicitement, cet ouvrage mérite une place de choix sur nos étagères, même déjà bien encombrées, justement.

Hugues Charybde le 19/06/2023
Apophis - Guide des genres et sous-genres de l’imaginaire - éditions Albin Michel/ Imaginaire

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