Le ressenti déluré de l’art avec "Dimensions variables"

Ecrit à quatre mains sur une période de plus de quatre ans, ce « podcast » littéraire rend compte de la pratique de l’art au quotidien par deux voix qui en démontent les rouages avec un humour tordant et un sens de la dérision qui en font une réflexion contemporaine sur la fuite des objets, et pas qu’artistiques. Un coup de lance-flammes salutaire sur une certaine vision de la culture du XXIe siècle.

Des deux lascars, Pierre Escot et Hubert Renard, brossons le portrait, pour commencer  :

Pierre Escot, né à La Rochelle en 1965, vit à Paris. Il est écrivain, poète, éditeur et plasticien. Ses vidéos ont été montrées au Centre Pompidou dans le cadre de Littératures pirates et dans divers festivals en Europe. Il a publié Planning aux éditions PPT en 2007, Occiput, poème sexuel à l’Espace d’en bas en 2020, Spermogramme aux éditions Supernova en 2020, Piotr chez Incertain sens en 2021. Chez art&fiction a paru Le Carnet Lambert en 2015.

Né en 1965 à Lyon, Hubert Renard, vit et travaille à Paris. Il construit sa propre et possible carrière d’artiste, en accumulant une documentation constituée de catalogues d’exposition, d’articles de presse et de monographies. Il publie son premier roman Sans titre chez art&fiction en 2013 et Le Catalogue raisonné d’Hubert Renard en 2021 aux éditions Michèle Didier.

Et donc, cet objet littéraire + qui se lit à haute voix pour mieux en apprécier les fulgurances à deux tons se livre diffracté, comme si le discours servi n’était qu’une résonance ou un écho de quelque chose qui se livre sans en annuler l’angoisse de ceux qui l’ont écrit, -  en se gondolant pour le moins -. La quatrième de couverture en livre le projet : « Paris est une fête, écrivait l'autre...Pas pour tout le monde répondent en chœur Hubert Renard et Pierre Escot dans un récit à la fois loufoque et tragique sur un univers qu'ils connaissent bien, celui de l'art contemporain.

Les personnages s'affirment, les intrigues se tissent et le narrateur, d'une généreuse goujaterie, s'amuse à créer des rencontres mais tous cherchent une réponse à cette lancinante question : Qu’est-ce qu’une vie réussie ? »

"Dimensions variables" est un roman à quatre mains en équilibre entre arts visuels et littérature. Le monde de l'art contemporain est son décor, qu'il érige entre réalisme et satire. Les changements de forme à l'intérieur du récit et les variations de tonalité témoignent de la volonté des deux auteurs complices d'utiliser tous les ressorts du milieu parisien de l'art qu’ils connaissent et pratiquent de longue date.

Exemple circonstancié : Bon, alors hier, j’ai vu Julien. Il vient juste de finir son dossier de demande de résidence. Il y avait Olga avec son Ricard tomate, elle dit que Matessard, ce vieux con, fait partie du jury. Julien traverse deux nuits d’insomnie.

Avant-hier, Philippe m’a assommé au télé- phone avec son discours sur la perte des signes. Je sortais d’une bronchite. Il dit que l’art doit retrouver son pouvoir de transcendance. J’ai repris un suppo.

Avant avant-hier, en pleine bronchite, Sophie est passée à l’improviste. Elle dit : tu es un hypocondriaque procrastinateur.

Avant, avant, avant-hier, Luc me montre un roulement à billes. Il le pose sur l’unique table de son atelier vide. Il dit: c’est exactement ça.

Avant, avant, avant, avant-hier, rendez-vous à Confluences où Jacques et John présentent leur concert-performance pour quatuor à cordes et frigidaires. Je déteste les performances et les artistes qui font des performances. On voit tous les jours des performances à la télé ou sur YouTube. Pas grand monde mais ambiance très chaude.  

Avant, avant, avant, avant, avant-hier, table ronde à Grenoble: «Multiple/unique; Proche/lointain ; Public/privé. » Je me suis fait agresser par une conservatrice à la retraite. Elle me reprochait mes propositions trop radicales. J’ai enfin rencontré Thomas Richmeyer, nous avons bu, beaucoup. Il dit: tu es un réactionnaire ultra-libéral.

Avant, avant, avant, avant, avant, avant- hier, Olga m’avait promis de me présenter une stagiaire, elle débarque avec une jeune fille, étudiante en histoire de l’art. Pendant qu’elle me vante ses mérites, je me demande ce que pourrait bien donner un plan à trois avec jeux de rôles et accessoires en cuir, Olga en Maîtresse juste mais sévère.

Avant, avant, avant, avant, avant, avant, avant-hier, réveil malaise, à quoi bon tout ça? Pourquoi continuer? Je vais me faire un café, coup de téléphone, la subvention a été acceptée, je me recouche.

Avant, avant, avant, avant, avant, avant, avant, avant-hier, dimanche en famille, mon père imperturbable me demande quand je vais trouver un vrai travail, ma mère s’inquiète de mon célibat, ma sœur me trouve amaigri, son caniche me renifle l’entre-jambe.

Avant, avant, avant, avant, avant, avant, avant, avant, avant-hier, soirée mondaine en appartement chez Jean-Jacques avec la crème des folles de l’art. Soirée MDMA, coke et whisky. Nous partons au Dépôt. Là-bas, tout le monde s’éclate sur le dancefloor ou s’enfile dans les backrooms. Je vais rejoindre Jessica dans sa boîte à gouines.

Avant, avant, avant, avant, avant, avant, avant, avant, avant, avant-hier, à la librairie du Centre Pompidou, en feuilletant le dernier artpress, je trouve mon nom dans une liste faite par un artiste suédois, recensant les personnalités qui ont nourri son travail. Surpris d’être cité par ce médiocre, ce suiveur, ce séducteur de jeunes curatrices égarées, ce charlatan des faubourgs, je déchire la page et la glisse dans ma poche.

Avant, avant, avant, avant, avant, avant, avant, avant, avant, avant, avant-hier.

Le dépôt, 75003 Paris

Les personnages sont souvent des goujats accomplis au sein des intrigues qu’ils fomentent. Se retrouvent tous les trucs et tics du monde de l’art même si les deux finauds évitent habilement dans ce bûcher des vanités la critique institutionnelle ou l’étude sociologique. Ils se “contentent” de manier images et symboles pour se moquer des malades d’un tel milieu : cer­tains sont avides de notoriété et naviguent à vue entre euphorie, démesure et crainte de la disparition.

Les deux auteurs tirent à vue d’autant plus qu’ils ont de quoi se mettre sous leurs dents. Leurs personnages sont confrontés à une sorte d’insatisfaction qui fascine et tue au moment où l’image se retourne contre elle-même. Il n’y a plus de réalité en acte, plus de réalité en être. Que l’amorphie, l’inanité. Il existe tout compte fait moins de drame que l’attente dans un monde qui ne se rassemblera plus. L’énergie des personnages est perdue, affaiblie jusqu’à une limite extrême.

Et c’est de ce constat hilaro-délirant que l’on se délecte à chercher les vrais patronymes des intervenants ou des personnages in situ, souvent montés en multi-couches à partir des acteurs de l’art parisien d’aujourd’hui. Cela envoie même un tel effet de réel que l’on se demande pourquoi personne n’a encore pensé à en faire une série de podcasts pour faire monter l’ambiance et comprendre tout ce que cela met en jeu et en joue. Feu ! sur l’art contemporain, feu au four et au moulin…  Recommandé.

Jean-Pierre Simard le 22/05/2023
Pierre Escot et Hubert Renard  - Dimensions variables - art&fiction, collection ShushLarry