Dans notre monde d'Ubik, une relecture marxiste de Philip K. Dick

Un monde de seconde main, un monde de fantômes, dans lequel chacun vit une vie de seconde main, de réflexe. Les Grecs avaient donné un nom à ce pâle simulacre d’existence réelle : ils l’appelaient Hadès, et ce royaume des ombres semble être la destination ultime de notre culture, servante de la machine et de Mammon.
— Lewis Mumford

Dans son article : Mégamachines du Neurocapitalisme. Genèse des plateformes globales (2), l'auteur Giorgio Griziotti (3) rappelle comment Lewis Mumford a introduit "en 1967 le concept de mégamachine comme un complexe social et technologique modélisant de grandes organisations et des projets où les humains deviennent des pièces interchangeables ou des unités de service". Ces grands complexes organisationnels de mise au travail du capital humain remonteraient aussi loin que la "construction des pyramides en Égypte", et trouveraient dans la modernité son modèle le plus représentatif dans les "grands complexes militaro-technocratiques qui gèrent l'énergie nucléaire."

Pour Griziotti, aujourd'hui, dans ce nouveau millénaire, le monde entier, la vie entière, se soumet à l'immense méga-machine du capitalisme, qui contrôle et contrôlera de plus en plus chaque moment de notre vie, non plus seulement de l'extérieur, mais surtout de l'intérieur de nos corps, en s'incorporant à nous, en devenant partie de nous et nous de lui. L'article est riche en informations et glaçant dans les conclusions auxquelles il mène inévitablement. Je n'ai pas l'expertise nécessaire pour m'étendre sur les mérites de cette description articulée de la gestation et de la transformation de cette mégamachine complexe qu'est le "neurocapitalisme", et au-delà de rappeler consciencieusement les mérites d'une description qui ne concède rien à une faible vulgarisation et qui, de surcroît, réussit à se rendre compréhensible à un public de non-experts, je voudrais ici m'attarder sur une sollicitation d'un personnage de science-fiction (mieux : Dickien) que le texte propose explicitement à un moment où il cite la nouvelle de Dick : Minority Report (4), mais qui l'imprègne inévitablement, étant donné la nature du sujet, dans son intégralité. En parlant de la communauté mondiale de Facebook et de son engagement dans la recherche sur l'intelligence artificielle, Zuckerberg nous avertit que : "S'il faudra encore des années pour que l'IA devienne un véritable agent sémiotique capable de comprendre et d'évaluer la signification de tous les contenus du réseau social afin de prendre les mesures appropriées, cela reste l'objectif de Facebook "pour lutter contre le terrorisme mondial". La promesse de construire l'infrastructure sociale qui aidera la communauté mondiale de Facebook à identifier les problèmes avant qu'ils ne se produisent va dans le même sens et s'inspire directement de Minority Report."

Il s'agit d'un exemple pertinent, mais si nous comparons la situation particulière de Facebook avec la réalité plus générale examinée dans l'article, à savoir que "la mise au travail de la vie par la technologie du Web2.0" et surtout cet "assujettissement machinique qui "consiste à mobiliser et à moduler les composantes pré-individuelles, pré-cognitives et pré-verbales de la subjectivité, et à faire fonctionner les affects, les perceptions et les sensations comme des parties ou des éléments d'une machine " (5), plus qu'à cette vieille histoire, il conviendrait de se référer à l'une de ses œuvres clés : le roman Ubik (6). La prémisse de ce monde bio-hypermédiatique (7) ne nous emmène pas tant vers une dystopie Big Brother élevée à la nième puissance, un spectre de science-fiction désormais dépotentialisé comme la plupart des scénarios de la science-fiction du vingtième siècle, que vers un monde chaotique, confus, dense de contradictions et d'ambiguïtés.

Les Zuckerberg et les Trump, rivaux acharnés dans notre monde, peuvent être assimilés dans le monde d'Ubik à Hollis et Runciter avec leurs fonctions respectives d'espionnage et de contre-espionnage régissant la vie de tous les individus. La fonction d'Hollis est celle d'une puissance tendant à contrôler la vie dans ses composantes humaines individuelles (espionnage de leurs esprits et planification coercitive de leurs futurs) tandis que celle de Runciter serait qualifiée de besoin de gouverner ce processus, plutôt que de le combattre (Runciter lui-même utilise, comme son adversaire, des télépathes et des précogs pour ses besoins).

Que Runciter, pour ceux qui lisent le roman, apparaisse comme le plus sympathique des deux, se heurte au fait qu'un Zuckerberg "en contraste avec les populismes nationalistes dont Trump est le chef de file" aboutit finalement "à un sens plus "moderne" et plus attrayant (ou peut-être simplement plus acceptable) aux yeux de générations de natifs du numérique." Le monde de la semi-vie d'Ubik, dans lequel tout sombre, est un monde de cadavres vivants et, comme nous le rappelle encore Mumford, " ...si tout, sauf la technologie, est un rêve brumeux, que reste-t-il de l'homme sinon un cadavre vivant ? " (8). C'est dans cette reconnaissance de lui-même comme cadavre vivant que le protagoniste Joe Chip, serial loser dickien, trouve la force de résister aux pouvoirs qui veulent le soumettre à une obéissance docile. Ce cadavre vivant, le corps, est ce que nous sommes, et nous ne pouvons être un corps collectif et résilient qu'à partir de cette prise de conscience. Toute l'œuvre de Dick tend d'ailleurs à redécouvrir la connexion possible de la dimension culturelle, qui s'exprime de plus en plus dans une explosion d'immatérialité, avec celle de la matière, et du corps en premier lieu. Sans cet antidote ubikien, je crains que l'idée d'une possible "libération" du "commun", c'est-à-dire la réalisation de ces "moyens pour rendre vraiment autonomes la Communauté globale et toutes les autres communautés des plates-formes du Capitalisme" préconisés par Griziotti, reste une belle, mais toujours irréalisable, utopie du futur.

Giuliano Spagnul
http://effimera.org/nel-nostro-mondo-ubik/

NOTES

1 : L. Mumford, Art et Technique, Universale Etas, Milan 1980, p. 96.

2 : http://effimera.org/megamacchine-del-neurocapitalismo-genesi-delle-piattaforme-gobali-giorgio-griziotti/

3 : dont j'ai relu le livre Neurocapitalism : http://www.labottegadelbarbieri.org/neurocapitalismo-e-cura/

4 : Nouvelle de 1956 portée à l'écran par Steven Spielberg en 2002.

5 : M. Lazzarato, Les Machines, 10/2006 http://eipcp.net/transversal/1106/lazzarato/fr

6 : pour une analyse du roman, voir mon http://una-stanza-per-philip-k-dick.blogspot.it/2014/08/ubik_30.html

7 : "Bioipermedia est un terme dérivé de l'assemblage de la bios/biopolitique et de l'hypermédia, comme l'une des dimensions actuelles de la médiation technologique. Les technologies connectées et wearables, dont les objets peuplent le territoire, nous soumettent à une perception multisensorielle dans laquelle l'espace réel et l'espace virtuel se confondent, étendant et amplifiant les stimuli émotionnels." G. Griziotti, Neurocapitalisme Mimesis 2016, p. 120

8 : L. Mumford, Art et Technique, cit. p.40