Nicolas Jaar, entre rhizomes et ghazal

Depuis 12 ans et Space is only Noise, Nicolas Jaar est un incontournable de la musique électronique qu’il déconstruit à façon. En solo ou avec Darkside, il défriche et, depuis quelque temps, il enseigne. C’est donc naturel qu’arrivent à très peu d’intervalles Rhizomes de Aho Ssan et Intiha, co-signé d’Ali Sethi et Jaar.

Claquemuré dans son appartement new-yorkais durant le COVID en 2020, Ali Sethi s’est mis à expérimenter sur des boucles tirées de l’album Selas de Jaar pour y instiller du ghazal. Contacté par ce dernier via mail, Ils se sont mis à collaborer quand Jaar a compris que son album manquait de voix et le Chilien lui a envoyé d’autres boucles et des impros pour peaufiner le projet. Ayant déjà publié Telas dans des configurations "solides" (l'album quatre titres) et "liquides" (un site web interactif permettant aux utilisateurs de recombiner les sons du disque), Jaar signale peut-être qu'il s'agit de la forme finale et définitive de l'œuvre.

L'intervention de Sethi - avec sa voix brute et intime et ses couplets urdu sur la nostalgie d'un être aimé - transforme l'étude cosmologique impersonnelle de Telas, en l'imprégnant des émotions très humaines de la mélancolie, de la nostalgie et de l'extase licencieuse. Il prend un disque sans message discernable - les seules paroles de Telas se traduisent par "Nothing what I see/Nothing what I am/ Nothing in what it is to be nothing (nothing in nothingness)/In nothingness what I give" - et l'enveloppe de multiples couches de sens subjectif, médiatisées par la présence d'une conscience intelligente. C'est la version musicale de l'effet d'observateur de la mécanique quantique, ou une version moins terrifiante du Total Perspective Vortex de Douglas Adams. Comme si le fantôme de Nusrat retrouvait une seconde fois l’électronique, après avoir lancé le trip hop début 90’s . Juste parfait !

Niamké Désiré, plus connu sous le nom d'Aho Ssan, est un compositeur expérimental français, cinéaste et passionné de philosophie française. Son premier album, Simulacrum, doit beaucoup à l'ouvrage fondateur de Jean Baudrillard, Simulacre et simulation, et en partie à l'histoire de la vie de son propre grand-père. Le deuxième album de Désiré - et son premier pour le label Other People de Nicolás Jaar -, Rhizomes, s'inscrit dans la même lignée. La philosophie se mêle à l'histoire personnelle dans une électronique post-industrielle à la fois dure et contemplative.

Cette fois-ci, Désiré emprunte le concept du titre à Gilles Deleuze et Félix Guattari. Les rhizomes sont un modèle de société non linéaire et décentralisée, ouvertement opposé à la science occidentale hiérarchique. Ils sont, tout comme leurs homologues botaniques, un réseau qui se développe simultanément dans toutes les directions. Aucune n'est meilleure que l'autre, et il n'y a pas de vérité définie ni de direction à suivre pour progresser. Les rhizomes, pour citer Désiré lui-même, "favorisent les connexions entre divers organismes et leur permettent de s'épanouir collectivement".

Pour parvenir à cette croissance collective, Désiré invite une liste variée de musiciens expérimentaux chevronnés. Jaar, Resina, Angel Bat Dawid, Moor Mother, clipping, Nyokabi Kariuki, 9T Antiope, Exzald - c'est comme s'il essayait de nous rappeler qu'il y a tant de musiques intéressantes et de genres différents dans le monde entier, et que chaque culture offre une vision du monde distincte et digne d'intérêt. La production collective est aussi variée que cohérente. Entre musique de club déconstruite, poésie slamée, jazz d'avant-garde, art sonore et ambient, Rhizomes est animé par des sons évoquant de frêles structures sur le point de s'effondrer, reflétant peut-être une civilisation en danger face à une catastrophe climatique ou à des tensions post-pandémiques.

Lorsque Désiré peint l'image d'une société en décomposition, la musique de Rhizomes est sombre, terreuse et solide. Elle est asphyxiante et déprimante, comme sur le désespoir sonore total de "Cold Summer I", avec Blackhaine, qui se lamente sur ce morceau triste et dépouillé qui rappelle les synthés majestueux de Simulacrum. Le morceau en deux parties "Tetsuo", avec James Ginzburg d'Emptyset, est plein de bruits aigus et distordus et d'éclats de chaos sonore.

Sous un angle plus personnel, Désiré plonge dans sa propre expérience d'enfant noir en France et aborde la question de l'identité. L'incertitude, l'anxiété, le sentiment d'être au mauvais endroit sont présents tout au long de l'album. Désiré s'inspire également du domaine de la philosophie, citant cette fois le philosophe et écrivain français noir Edouard Glissant, qui s'est inspiré de Deleuze et Guattari pour transformer le concept en un symbole d'identité compliquée, multiculturelle et multiraciale.

Il y a aussi de l'espoir. On peut l'entendre dans la déclaration anti-violence "Till the Sundown", qui met en scène le clipping et les vocalises angéliques de Resina, ou dans "Fermeture", où les répétitions du titre de l'album, semblables à des mantras, ressemblent de plus en plus à un appel à la révolte - "rise on" (s'élever). Avec des collaborateurs invités et le concept de rhizome en tête, Désiré construit le contraire de notre XXIème siècle trop individualisé : un retour à la communauté.

Les copies physiques de l'album, publié sous forme d'un artbook qui explore le concept de rhizome - comprennent un pack d'échantillons à utiliser librement, invitant implicitement l'auditeur à prendre part à ce projet. Pour souligner que les rhizomes sont une structure infinie et enchevêtrée, il contient également des versions étendues de quelques morceaux et trois compositions collaboratives supplémentaires. Ce sens de la communalité ouverte fait d'Aho Ssan's, un successeur spirituel de Weavings d'Unsound, dirigé par Jaar en 2020. Les parallèles sont évidents : une collaboration collective, une course de relais, un concept de structure décentralisée, semblable à une toile. L'effet sur Rhizomes est plus dense, plus brut et plus émotionnel, utilisant la structure communautaire pour exprimer ce qui est profondément personnel.

Le morceau ci dessus a été réalisé pour Radio Alhara et diffusé en direct de Bethléem le 25 mai, en solidarité avec le peuple de Palestine. Art de Somnath Bhatt, poèmes utilisés avec l'autorisation de la Fondation Faiz.

A l’heure où les chaînes d’infos ne font qu’éructer les pêts neuronaux de Praud et les râles d’un canadien attardé qui se croit encore au XIXe siècle, il est bon que certains se souviennent que la culture tisse des liens, d’un continent à l’autre, en créant un réseau qui se développe simultanément dans toutes les directions. Aucune n'est meilleure que l'autre, et il n'y a pas de vérité définie ni de direction à suivre pour progresser. Comme une petite claque aux mauvaises odeurs et vers un retour à la pensée louvoyante, mais ô combien vivante de Deleuze et Guattari.

S’il n’est pas (encore?) question d’un concert de Ali Sethi, par ici, rien ne vous empêche - et magnez-vous ça s’arrache - de prendre vos places pour le concert en deux parties de Aho Ssan et Nicolas Jaar le 8/03/2024 à la Gaité Lyrique.

Jean-Pierre Simard

Ali Sethi & Nicolas Jaar - Intiha - Other People Records
Aho Ssan - Rhizomes - Other People Record