De couteau en fourchette, René Crevel commençait son Babylone avec Max Ernst 

Monsieur Couteau, Mademoiselle Fourchette est la première édition courante en français d’une rareté de bibliophile, qu’on ne trouvait jusque-là que sous le titre anglais de Mr. Knife Miss Fork. Publié en septembre 1931 à 250 exemplaires seulement, ce conte surréaliste est illustré d’extraordinaires « frottages » de Max Ernst, transformés en photogrammes dans l’atelier de Man Ray.

C’est l’histoire d’une petite fille qui pose de bonnes questions : « Qu’est-ce que la mort ? Qu’est-ce qu’une putain ? » Insatisfaite des réponses que lui fait sa mère, elle trouve dans le jeu et le rêve une façon d’échapper au « ramassis d’histoires dont vivent ceux qu’on appelle les grandes personnes ».   Comme la petite fille décrite par René Crevel, Max Ernst fait sortir de la chambre noire de l’enfance des oiseaux, un orchestre, une comète, la bête apocalyptique et de hautains fantômes.
« Songes sans images, chanson sans paroles, l’obscurité enfin balaie toutes les poussières sordides, et c’est une porte à même l’insondable profondeur. »

Qu’est-ce que la mort ? Max Ernst

Mondain, comme Cocteau, mais communiste comme Eluard, sa bi-sexualité revendiquée n’a pas aidé René Crevel qui s’était trouvé deux pères putatifs en les personnes de Breton ( qui détestait les gays) et Gide qui le battait froid… Pourtant, à la fois au centre et à la périphérie du groupe surréaliste dont il est un des premiers adhérents, il en sera viré sur ordre du crétin soviétique Ilya Ehrenbourg, parfaitement allergique à la littérature surréaliste dans laquelle il ne voyait qu’onanisme, fétichisme et exhibitionnisme. Tuberculeux, obligé de glisser d’un sanatorium à un autre vers la fin de sa vie, il choisira le gaz pour en finir. Entretemps, Il aura appliqué à la lettre la Révolution Surréaliste en débusquant les coins sombres de la pensée bourgeoise pour la renverser par ses écrits corsaires/pirates. A faire ressurgir un imaginaire oublié par les codes de bonne conduite et qui va, chez lui, prendre des proportions cataclysmiques, poussant ici le bouchon Lewis Carroll au-delà de son Alice.

— Ceux qui s’amusent ont beau n’avoir jamais sommeil, ils n’en meurent pas moins, tout comme les autres. Nul d’entre les hommes n’échappe à la loi fatale, car mon enfant, la mort... la mort...

— Ah oui, je comprends. La mort, elle ressemble à cousine Cynthia. Cynthia, même avant de la connaître, je ne pensais qu’à elle. D’ailleurs, à la maison, à tous les repas, on en parlait. On était si impatient de la voir, et grand’mère répétait : « Cynthia, ce sera notre rayon de soleil. » Alors quelle joie, le jour de son arrivée. Elle apportait des gentils cadeaux pour chacun et, avec ses cheveux rouges, sa robe verte et ses yeux gris comme les nuages, on devinait tout de suite qu’elle était née dans un pays où toi, tu n’iras jamais. On l’avait installée dans la plus jolie chambre, et elle aurait pu y rester des années et des années, mais, un beau jour, plus de Cynthia. Elle avait filé sans rien dire. Comme une voleuse. En partant, elle avait emmené papa. D’abord, j’ai cru que c’était pour rire, mais ils ne sont pas revenus. Grand’mère, comme toujours, fait la fière, dit qu’il ne faut pas les regretter et qu’il n’y a qu’à les laisser courir la prétentaine. Grand-père, lui, en veut surtout à Cynthia. Il l’appelle de drôles de noms et, l’autre soir, il a crié très fort qu’elle était une putain. Une putain, qu’est-ce qu’une putain ?
Mais, au fait, dis, la mort, est-elle aussi une putain ?

René Crevel, extrait de Monsieur couteau, mademoiselle fourchette, éditions Prairial, 2021

... elle a enfermé deux petits oiseaux dans son corsage Max Ernst

De la comète Crevel, on retient Etes-vous fous?; les écrits surréalistes, Le Clavecin de Diderot et Babylone, dont on rappelle que Monsieur couteau, mademoiselle fourchette était le premier chapître. L'ensemble de son oeuvre définit le récit surréaliste comme un genre refusant les conventions romanesques, mêlant l'obsession autobiographique au désespoir et à la révolte, accordant la création artistique et l'action révolutionnaire par la subversion de l'écriture.

Jean-Pierre Simard le 11/01/2022
René Crevel & Max Ernst, Monsieur couteau, mademoiselle fourchette, éditions Prairial, 2021