Suis-je le gardien de ma traduction? par Claro

Des remous causés par la traduction d’un poème ? Hum. Des remous sans rapport aucun avec la qualité de ladite traduction ? Double hum. L’affaire est pour le moins étrange, et depuis quelques jours certaines voix se sont élevées pour débattre du sujet.

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André Markowicz dans Le Monde, Frédéric Boyer dans La Croix, entre autres. Ils ont dit des choses très pertinentes, auxquelles je serais bien en peine d’ajouter mon caillou – en outre, le poème d'Amanda Gorman ne m'a pas impressionné plus que ça. En revanche, la question soulevée – a-t-on le droit de traduire qui on veut, et que recouvrirait ce terme de « droit » – n’est évidemment pas sans intérêt, et c’est même peut-être, n’en déplaise à Janice Deul (la journaliste qui s’est offusquée du choix de l’éditeur néerlandais), une des premières questions que se pose celui ou celle qui va traduire. Sauf que ce mot de «droit», il ou elle l’entend différemment. Pour lui, ou elle, ce droit est lié à un savoir. Si je ne sais pas traduire tel texte, alors je n’ai pas le droit de le faire : c’est aussi simple. Quoique.

Car quand on s’aperçoit qu’on ne sait pas, a priori, traduire un texte, on s’interroge aussitôt sur les raisons de ce non-savoir. Il peut s’agit d’un texte centré autour d’une question technique ardue (astrophysique, cuisine, bondage…), traitant d’un problème talmudique épineux, décrivant de façon extrêmement détaillée une ville, un quartier où on n’est jamais allé ; il peut s’agir d’un texte faisant délirer la langue, ou jouant avec diverses langues étrangères ; d’un texte essentiellement constitué de dialogues relevant d’un argot local, de dialectes inconnus du traducteur, reposant sur des accents très particuliers, etc. C’est là que les choses se corsent, car un traducteur, une traductrice, c’est une personne qui, souvent, par nature, par vice, est attiré par ce qu’il ne connaît pas. Appelez ça de la curiosité. Ou du désir. Désir de traduire un roman traitant de sylviculture, désir de se glisser dans une voix de femme ou d’homme selon qu’on est l’un ou l’autre, la peau d’un mort, d’une personne âgée, folle, muette, les entrailles d’une machine. Désir de devenir autre, le temps d’une traduction. D’entrer pourquoi pas dans un discours antisémite (s’il est articulé de façon à faire l’objet d’une critique, bien sûr) ; de mimer un babil d’enfant ; de forcer sa langue à bégayer, à aller où elle ne va jamais. Un désir de travailler sa propre langue, à l’aune d’une autre langue, trempée dans d’autres conditions, nourrie d’autres savoirs. En traduction, tout est affaire de compétence. Et en traduction, la compétence est une affaire de désir. Ce qui m’est étranger m’excite : c’est presque la base.

Quand j’accepte une traduction, c’est toujours après m’être posé ces deux questions. Est-ce que je sais traduire ça ? Puis : Si je ne sais pas, est-ce que j’ai envie d’apprendre (ou : est-ce que je pense être en mesure d’apprendre ?) Le traducteur, la traductrice ne se jette pas sans réfléchir dans le brasier de la traduction. Chacun.e a ses méthodes et se livre à des essais, des recherches, avant de dire oui je veux oui je veux bien. Le droit de traduire, c’est moi qui me l’accorde, avec, il est bon de le rappeler, l’appui de l’éditeur, qui peut m’aider à trancher : suis-je vraiment la bonne personne pour tel texte ?

La question de l’appropriation culturelle est une excellente question. Je me la pose systématiquement, mais à ma manière. Car j'ai envie de m’approprier la culture d’autrui, non pour en dépouiller l'autre, mais pour qu’elle me bouscule, me déloge, me décentre. Je veux, à travers l’acte de traduire, devenir autre, non tant l’auteur.e que je traduis, mais surtout son texte, les remous de sa langue, que j’espère n’être pas la seule expression de sa personne, mais avant tout une construction originale, unique, riche en ligne de fuites, car je pense aussi, j'espère, que l’écrivain.e que je traduis a essayé, en écrivant, d’échapper à sa condition, à son conditionnement, qu’il ou elle a cherché à s’approprier d’autres cultures, pour s’enrichir à son tour, sans dépouiller qui que ce soit, et connaître le plaisir d’une dissolution, même temporaire, dans l’autre.

Claro le 23/03/2021
Suis-je le gardien de ma traduction?