Entre implacable et faux semblants, apprécions “Mécanique de la chute”…

Dangers et coïncidences fatales au pays de la vie matérielle suprême. Hilarant et glaçant roman de Seth Greenland.

Richissime promoteur immobilier new-yorkais et international, ayant largement développé le petit empire reçu en héritage de sa famille d’anciens immigrants juifs, Jay Gladstone a, comme on dit, tout pour être heureux. Belle et intelligente épouse, passion intacte pour les défis architecturaux liés à certains de ses grands projets urbains, situation sociale enviée et soutenue par une intense philanthropie, discrètement démocrate dans un milieu le plus souvent férocement républicain, sa passion depuis quelques années est toutefois avant tout celle ressentie pour son équipe de basket, évoluant en NBA et achetée à prix d’or il y a quelques années, autour de sa star télégénique D’Angelo Maxwell.

Las, que l’opinion publique soit brutalement surchauffée et prête à être exploitée par une procureure aux ambitions politiques affirmées, après qu’un policier blanc ait malencontreusement tué un vétéran noir en pleine folie dépressive, et qu’une scène de vaudeville tragique implique Jay aux côtés de son joueur vedette, voilà un monde qui bascule et une descente aux enfers qui se profile, malgré l’argent, malgré le pouvoir. Terrifiantes coïncidences, opportunismes, ou symptômes d’une société toujours plus malade qu’elle ne veut l’accepter ?

Boris a tout intérêt à ce que Jay en mette plein la vue à la Commission d’urbanisme. Si tout se passe comme prévu, une fois ce projet achevé, il deviendra quelqu’un d’incontournable, au sein du groupe mais aussi dans le monde hobbesien de l’immobilier new-yorkais. À des années-lumière de ses origines. Boris est le fils d’un émigré soviétique nommé Marat Reznikov qui avait fait partie de la première poignée de Juifs autorisés à quitter le paradis des travailleurs, à l’aube de la détente. À New York, la famille Gladstone avait engagé le nouvel arrivant comme collecteur de loyers, un emploi ingrat, destiné à un individu que l’usage de la violence ne rebutait pas. Le père de Boris correspondait à ce portrait. Ayant su cultiver les bons contacts, il s’était diversifié et avait fini par acheter une boîte de nuit qui accueillait d’autres Russes de Brooklyn, et d’où il gérait diverses activités illégales très rentables. Bien qu’intelligent, Marat était une brute. Contrairement à Boris. Celui-ci aimait lire, jouer aux échecs et ne possédait pas le penchant de son père pour le pillage. Le vieux Reznikov en était conscient, et il avait voulu que son fils gagne sa vie de manière honnête, alors il avait appelé Jay Gladstone, qui avait donné un travail à Boris.
Le jeune Ukraino-Américain a su tirer profit de la chance qu’on lui offrait. Il a étudié le monde de l’immobilier, il connaît son histoire, ses acteurs, ses tendances. Jay aime bien le fait que Boris roule en Toyota, alors qu’il aurait pu s’acheter une voiture plus tape-à-l’œil.

Publié en 2018 et traduit en français en 2019 par Jean Esch chez Liana Lévi, le cinquième roman du célébré Seth Greenland propose, comme le souligne son titre français, une mécanique narrative et existentielle aussi redoutable qu’implacable, tout en mettant habilement en scène, comme l’indique son titre américain, les dangers structurels comme les coïncidences fatales qui menacent en permanence une société fondée sur la réussite matérielle comptable et la « bonne étoile » providentielle avant tout autre chose. Roman indéniablement alerte et (paradoxalement) réjouissant, riche en situations hilarantes et glaçantes à la fois, il manque peut-être un peu toutefois de subtilité, et souffre gentiment de la comparaison avec (même si le propos n’en est pas absolument identique) le « Lake Success » (2018 également) de Gary Shteyngart, que je trouve tout aussi sarcastique, mais plus poétique et plus approfondi.

« Grâce à qui tu conduis cette Maybach ?
– J’apprécie que tu acceptes que je sois ton agent, Dag.
– Alors, rappelle Church. »
De là où il se trouve, Jamal a vue sur le jardin de derrière, méticuleusement entretenu. La piscine est encore couverte, mais dans quelques semaines, on roulera la bâche et le soleil fera scintiller l’eau bleu outremer. Jamal songe à tout ce qu’il a mis sur pied pour Dag, les associations caritatives comme la Fondation D’Angelo Maxwell et le Tournoi estival D’Angelo Maxwell, les entreprises dans lesquelles ils sont associés – la ligne de vêtements DagWear et leur société de jeux vidéo naissante, DagTronics -, toutes ces choses, grandes ou petites, dont il s’est occupé pour son illustre client. Et il se demande pourquoi certaines personnes n’en ont jamais assez.
« Ça ne servira à rien », dit-il.

Seth Greenland - Mécanique de la chute - éditions Liana Levi
Charybde2, le 6/04/2020

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Seth Greenland