3+4/35 L'Homme-Sang de Jean Songe et un congélateur, un !

D'une capacité nette de 284 litres, le congélateur avait une autonomie de 48 heures en cas de panne ou de coupure de courant. Le démantèlement d’EDF et la cessation d’activités de nombreuses entreprises privées fournissant l’électricité rendaient très attractif cet avantage. Doté d'une mousse isolante de plus de 80 millimètres d'épaisseur, on économisait 50% d'énergie par rapport à un congélateur à isolation normale, avait précisé d'un ton las le vendeur du rayon électro-ménager.

Le jeune type commençait à montrer des signes d'épuisement. Les questions de Biaise l’avaient assommé. On avait fait le tour des modèles. Biaise voulait le meilleur rapport qualité/prix, cette exigence lui paraissait des plus normales. Après des tergiversations interminables, le jeune vendeur a été récompensé de sa patience et de ses efforts. Il aurait mérité un CDI, mais les nouveaux accords patronaux l’avaient supprimé ainsi que les primes et la majoration des heures supplémentaires. Biaise avait fini par craquer, « Au diable l’avarice. » Le prix faisait un trou dans son budget, un de plus, un de moins, pas de quoi en faire une dépression, et son investissement serait vite rentabilisé.

Biaise souhaitait laisser le moins de choses possibles au hasard. Aux grands maux, les grands remèdes. Dommage que la place manquait dans l’appartement pour installer un groupe électrogène, sinon il n'aurait pas hésité une seconde. Le pire restait à venir, il en était convaincu. Ce n'était qu'une question de temps. Il devait se tenir sur le qui-vive. Vigilant. Paré à toute éventualité. La livraison était prévue le lendemain. Biaise n’a pas fermé l’œil de la nuit. Il avait hâte d'essayer sa nouvelle acquisition.


Après une sieste réparatrice d'un quart d'heure, Biaise a poussé le couvercle du congélateur et s’est mis debout avant d’en sortir. La séance lui avait fait un bien incroyable. C'était dingue. Au-delà de ses espérances les plus folles. Il ne regrettait vraiment pas son choix. Il a posé les pieds sur ses vêtements, jetés en vrac près de l'appareil, l’excitation avait été trop forte. La livraison s’était faite en début d'après-midi, les deux malabars avaient tiré la gueule. Payés à la journée et au colis, ils espéraient un pourboire qui aurait allégé leur peine. Biaise n’avait pas moyens de leur offrir ce bonus. Comme une bonne dizaine de millions d’individus, il avait des difficultés à joindre les deux bouts et pratiquait ce sport national appelé “ les temps difficiles “.

Biaise a fait jouer ses muscles faciaux, s’est frictionné les bras, les cuisses et les fesses. Il a tiré sur son sexe. C'était peut-être dans sa tête, mais il avait la sensation que toute sa chair s'était raffermie, tout en retrouvant de l'élasticité. Le froid tonifiait sa peau. La rajeunissait. Un bain de jouvence. Oui, c’était ça. C’était un homme neuf.

Satisfait au-delà du raisonnable, Biaise a actionné la touche éco. Avant sa spectaculaire remise en forme, il l'avait mise sur congélation rapide. Il a refermé l'appareil vide. Il était allé balancer les accessoires dans le container collectif. Pas si simple de s’introduire dans l’appareil, il avait été dans l’obligation de replier les genoux sur sa poitrine et de glisser les mains entre ses cuisses pour s'asseoir dans le caisson. Biaise est dodu, estomac dilaté, et ne fait pas d’exercice ( sauf quand il sort se taper un bœuf ). Bien qu'un peu comprimé au niveau des hanches, il était finalement parvenu à caler toute sa graisse. Durant la séance, Biaise garda la tête baissée, la pointe du menton touchant le haut du sternum. Les yeux fermés, il avait rêvassé. A - 18°C à cœur, il avait calculé que ça prendrait environ 24 heures pour se congeler entièrement. Telle n’était pas son intention. D'après ses estimations, sa mise au froid ne dépasserait la demi-heure que les jours de canicule.

Il fallait fêter ce succès. Une bière bien fraîche, vite. La bière est un pis-aller, mais Biaise ne peut pas toujours carburer aux alcools forts. Il doit veiller sur les dépenses. Alcool ou steak, il faut choisir. Toujours nu, il est passé dans le coin cuisine. Dans le frigo, les steaks lui faisaient de l'œil, mais, au prix d'un effort surhumain, il a résisté à l’envie de se jeter dessus, les crocs en avant. On était au milieu de l'après-midi, contrôler à tout prix sa fringale était essentiel, merde, et il restait à peine de quoi tenir jusqu’à demain, mardi, où irait-il se ravitailler ? Il a pris une canette. D'un coup de dents il l’a décapsulée puis vidée d'un trait avant de la balancer dans la poubelle. Le bruit de verre lui a rappelé d’aller la vider bientôt.

Dans d’autres circonstances, Biaise aurait pu faire le bonheur de n’importe quelle femme mature et tristement seule en quête de l’épaule d’un nouveau partenaire sur laquelle poser sa joue. Au bord de la faillite sentimentale et économique, en découvrant l’étendue de ses talents domestiques, elle l’aurait mis sur un piédestal, juste à droite de la septième merveille du monde. Mais aucune femme n’avait jamais pénétré dans son intérieur. Il avait autant de chance de convaincre une femme de le suivre dans son nid douillet qu’un manchot de battre le record du monde de saut à la perche.

Biaise est le King du logis, ce n’est pas lui qui le dit, mais son ami Nicolas Fruit, qui a mis une seule fois les pieds dans l’appartement. Venant d’un homme qui rend les cadavres plus beaux à la sortie de la morgue qu’à leur entrée, le compliment est appréciable. Le maintien de l’ordre et de la propreté, c’est une des obsessions de Biaise. Garder le contrôle, laisser le moins de place possible au hasard, quand tout part de travers, faire le ménage est une forme de discipline du corps et de l’esprit, un art martial à la portée de tous. Malgré ses efforts, l’état de délabrement général semblait faire écho au sien. Les motifs méconnaissables du papier peint, les moisissures, les lattes disjointes du plancher, les fuites des canalisations, les fissures au plafond, faisaient son désespoir, et cette vieille carne de Julietta Fratenolli, la logeuse et propriétaire des lieux, ne comptait pas mettre un seul eurofranc dans la moindre réfection, plutôt crever.

Alors Biaise essayait de limiter la casse et de sauvegarder un brin de dignité. Deux fois par semaine, ses mouvements de pelvis accompagnaient le vrombissement de l’aspirateur et il traquait la poussière dans tous les coins et recoins. Tous les jours il changeait les draps du lit, tirait les rideaux épais, qui ne laissaient filtrer qu’une lumière diffuse, ouvrait les fenêtres et aérait les pièces. Le linge était repassé, plié et ordonné dans une commode, ses pauvres fringues et le costume des grandes occasions pendaient dans une armoire bancale qui se dressait près de la porte du cabinet de toilettes. Pas une miette ne trainait sur la table tous usages du salon, les feuilles, recouvertes de son écriture en pattes de mouche, s’empilaient soigneusement près d’un ordinateur portable à l’écran et au clavier irréprochables, les bouteilles entamées ( une de whisky, une de vodka ) reposaient sur des sous-verres. Une partie de ses maigres possessions se reflétait dans un miroir posé contre un des murs. Une télévision antédiluvienne, un fauteuil, des livres, beaucoup de livres, des guides de développement personnel, des revues de vulgarisation scientifique, des CD et des DVD rangés dans des compartiments sous leurs appareils de lecture respectifs, complétaient le tableau de sa solitude d’ours disposé à buter ses enfants si l’envie lui prenait de vouloir sauter leur mère.

Biaise a remis ses vêtements, a été enfiler sa paire de chaussettes puantes en sifflotant un air de Duke Ellington dans quoi il était difficile de reconnaître Money Jungle, puis il s’est lavé les mains.

Biaise a tiré les trois verrous qui fermaient la porte. Il voulait sentir la morsure du soleil sur sa peau. S’assurer qu’elle ne partait pas en lambeaux. Pas encore. Et si les conditions météorologiques étaient défavorables, il n’en ferait pas une syncope. Biaise a souri.

Chaque jour gagné sur la catastrophe était bon à prendre.

Personne ne lui enlèverait cette satisfaction.

Jean Songe, le 28/10/19

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