Belgrade : puisque tout tremblait, par Sébastien Ménard

Le peuple ne garde en mémoire et ne raconte que ce qu’il peut comprendre et réussit à transformer en légende. Tout le reste glisse sur lui sans laisser de traces profondes, avec l’indifférence muette des phénomènes naturels anonymes, sans toucher son imagination ni se graver dans son souvenir.
— Ivo Andrić, Le pont sur la Drina, traduction de Pascale Delpech.

À Stari Sanklamen je ne pensais pas aux immeubles de Belgrade, aux asphaltes de Belgrade, aux bétons de Belgrade, aux ponts de Belgrade, aux gas-stations de Belgrade. Pourrait-on se satisfaire de Stari Sanklamen ? La vision du fleuve suffirait-elle ? Trouverait-on assez de fruits, de légumes, de liquides et d’abris à Stari Sanklamen ? Est-ce une question pour les habitants des petits villages de pêcheurs, au bord du Danube ? Qu’il n’y ait plus de pêcheurs ne change rien. Où sont les bêtes ? L’autre rive était lointaine. Le niveau de l’eau était bas. Ça sentait le bout d’une terre, le feu de bois, la poussière, la paysannerie oubliée, la rouille et les corbeaux.

 

(…) ruines que les errants prennent pour abri. Une heure sous les pluies. Eaux froides. Poussière peu à peu boue. Boue, boue, boue. Nous attendions une fin. Et dans ça que les temps passèrent. Un tag à la bombe représentait un homme et une femme. Peinture noire sur le gris blanc des jours lointains. On avait mangé ici, on avait bu ici. On avait parlé, décidé, ri. Il restait, derrière la vitre, des assiettes et des verres. Quelques tables et des chaises. Depuis combien de temps ? Sur l’asphalte qu’on avait posé à quelques mètres, à terre — les bagnoles soulevaient les pluies. Une femme passait sur son vélo. L’idée de la ville était ailleurs. Les cabines téléphoniques répétaient l’embarras des futurs. (C’est aujourd’hui que j’y repense : nous devrions pourtant être plus souvent immobiles. Le présent se transformerait. Les silhouettes seraient traversées des années. On serait alors dans une autre dimension — on voyagerait.) La pluie crevait l’appentis qui nous servait d’abri. Était-ce une forme de délire ? Un grill abandonné : tout est sacré.

 

 

(…) un sac-à-dos rouge (du fil de pêche nylon s’en échappe et vrille). Une bouteille de vin (vide). Un chiffon (sale). Une boite (en plastique) contenant : un caillou, un poids et une bobine de fil de pêche. Une boite (métallique) fermée, rouillée. Deux cailloux gris gris. L’ensemble posé sur un banc, au pied du pont Branko, sur la rive est de la Save, à Belgrade. Il y a encore — sous le banc — deux petites bouteilles (vides) laissées dans l’herbe (sèche). Quelques mégots. Des bouchons à visser. L’homme est accoudé à la barrière bleue qui marque le bord du quai. Trois cannes à pêches reposent là. On a les refuges qu’on se donne. On pousse les cailloux qu’on trouve. Ça sans parler de collines.

 

(…) or que tentant de traverser la Save via le pont Branko nous découvrions deux choses d’importance relative : on peut traverser la Save « à vélo » en empruntant les trottoirs qui longent la deux fois deux voies, les moteurs à explosions, les bus, les trucks, les bagnoles (chanter ici : vision de la ville ! vision des bâtisses ! vision des toits ! vision des années ! vison des enfoncements ! vision ! vision ! vision ! tout est vision ! vision ! vision ! vision ! tout est sacré !) — et sinon que le pont Branko mène (entre autres « lieux ») à Nova Pazova.

 

 

(…) quelques allers-retours sur le pont Branko il y a dix années de ça. À quoi ressemblaient les villes ? On errait. À la recherche de quels indices, de quelles pistes, de quels possibles, de quels variantes ? Il n’y a pas d’erreur, il s’agit simplement de variation. Voilà ce que je me répétais. Ou alors, il s’agissait bien de cela : traverser, retraverser, traverser encore la Save via le pont Branko. Sans autre fin que traverser, retraverser et traverser encore la Save, via le pont Branko. Et n’y voir aucune autre sorte de signification que celle de traverser, retraverser, traverser encore la Save, via le pont Branko. S’en satisfaire. S’en satisfaire pleinement. Être plein de ça ! Être entier de ça. Être là dans ça. Et tenir.

 

 

(…) d’où vient le nom du pont Branko ? S’agit-il de Branko Radičević (1824-1853) ou de Branko Ćopić (1915-1984) ? Quelle part à la tradition orale dans la poésie des bords du fleuve ? Où sont les joueurs de guzla ? Faut-il lire de la poésie lyrique pour écrire limite lyrique ? En discuter à l’ombre du pont Branko dans le premier tiers du vingt-et-unième siècle peut-il apporter quelque chose à la suite des temps ? Est-il encore possible de tout quitter, acheter une cabane au bord de la Save, ou du Danube, et de décider d’y entretenir un jardin en faisant l’apprentissage d’un instrument traditionnel avec un maître encore inconnu ? Connais-tu Karadžić (1787-1864) ? Répètes-tu souvent le gimmick : « Écris comme tu parles » ? Deux-cent-cinquante pages. Chancelant. (un roman)

 

 

(…) c’est à Nova Pazova que nous avions porté dans la nuit un ami qui boite encore un peu. Les « choses » étaient compliquées. Nous avions fait de nombreux kilomètres vers Belgrade, dans Belgrade et alentour. La vie de la route. Nous avions tenté de trouver refuge au bout d’un chemin : des treillis et des fusils mitrailleurs restaient là dans la nuit. Nous avions une forme d’ignorance énergique que j’aime rechercher souvent. C’est difficile à tenir, mais c’est très bon. Nous avions finalement ouvert des boîtes de conserve que nous avions mises à cuire au bord de la route 100, dans Nova Pazova. Le coffre de notre vieux diésel était ouvert sur la nuit, et tout se mélangeait. Les routes, les lointains, les souvenirs, notre ignorance et l’abri des villes. Il m’a toujours semblé aisé de dormir aux alentours de Belgrade. Cette nuit-là nous étions vraiment très jeunes, très ivres, très fatigués. Nous avions poussé la carlingue jusqu’au bord des rails (on ne les avait pas vus) : là, on s’était endormis. C’était notre refuge, notre abri pour la nuit. Il y avait quelques arbres, des jeux pour enfant, le son de la ville au loin, la vaste nuit totale, complète, entière. Une forêt songée. Je ne pensais pas à méditer sur cet instant. Je ne pensais même pas à la retenir, le noter. Je ne pensais à rien. Je ne sais pas s’il faut tirer un « enseignement », une « leçon », de ce genre de zen aux abords des villes. Zazen à Nova Pazova ! Mais voilà, des années après, dix années après, nous entrions Belgrade sans le gasoil, et à nouveau nous étions sur le pont Branko sans connaître l’origine de son nom. Zazen sur le pont Branko  ! À nouveau la poussière, l’asphalte et cette dinguerie de poésie qui n’en finit pas de nous tirer poussière — puisque c’est ainsi que tout finit (avez-vous déjà tenté de jongler avec de la poussière ?).

 

 

 

(…) une lampe torche dans la nuit
des phares
des chiens
des plastiques

un cheval hennit — sabots sur le dur de l’asphalte

comptez-vous les amis !

 

(…) et puis c’était se nourrir de quels morceaux de pain, légumes, fromages et fruits que nous avions trouvé à un bord de la ville, pour les emporter à l’autre ? C’est toujours la même traversée de ville — la même emportée du temps — la même filée des flottes — la même crachée du gasoil, de l’asphalte et de toute cette machinerie interminable — comme on pouvait le croire (nous pensions à un lieu pour le soir sans vraiment le chercher — sans inquiétude — la forme d’un refuge finit toujours par se dessiner, l’auvent d’un abri, le son d’un feu, ça). Et donc nous mangions les morceaux de pain, les légumes, les fromages et les fruits dans une odeur de gasoil et d’asphalte, à une extrémité du boulevard Stefana Lazarević. J’écrivais le poème de l’extrémité du boulevard Stefana Lazarević, plus connu sous le nom de despote Stefana  :

Stefana Erste Bank et bus jaune filant dans ville-ville-ville encore ville traversée, encore ville éventrée ventrée ventrée — Apotheke mini-kiosk : trois vieilles femmes à l’arrêt de bus attendent et pigeons, et pigeons, et pigeons sinon chien — Aurelio Company, où est le couteau pliant des jours qui passent ? — « écris-tu le mantra des villes, ou celui des forêts ? » — faisons le compte : une vingtaine d’arbres debout sur le béton, est-ce ? Les bus jaunes, les banques, les mini-kiosks, les trois vieilles femmes, les pigeons, les chiens, le despote Stefana, cela existe-t-il ?

Voilà tout pour le poème de l’extrémité du boulevard Stefana Lazarević sur lequel je peux retourner avouer : oui, j’ai avalé ici quelques morceaux de pain, du fromage et des fruits — mais c’était entre deux refuges.

 

(…) mais on ne choisit pas la forme de l’écriture.

 

(…) alors c’était entrer Ivanovo. On passait un canal. Un vieil homme pêchait des algues à l’épuisette. Nous avions cru comprendre qu’il s’agissait d’une nourriture pour des volailles. Le ciel était vraiment dans son jaune. Le sun était chaud. Tout était chaud. Les allées, les rues, les asphaltes et les jardins étaient chauds. On pouvait se connecter au réseau Internet devant la mairie, à côté de l’école. Nous avions suivi la digue, l’idée d’un sud, là que s’écoulait le fleuve. Mais le Danube est lointain à Ivanovo. C’était là dans cette poussière et puis les bêtes. C’est une quantité de choses qu’il faudrait pouvoir dire. Il faudrait les dire à Ivanovo et ailleurs. Nous installions un coin où dormir au nord-ouest de la digue. Alors nous avions le coucher de soleil là, tout proche, et nous étions à l’abri du vent (le vent était d’est, ce jour-là) — et nous aurions quelques dizaines de minutes de répit, le lendemain matin. Quelque chose s’est-il déclenché à Ivanovo ou bien il s’agit d’autre chose — de la prise de conscience d’un éternel déclenchement ? Une femme poussait son vélo sur la digue. Un homme ramenait plusieurs dizaines de bêtes vers leurs lointains. Le ciel passait à sa nuit. Les étoiles étaient les étoiles — et nous ne savions toujours pas leur nom. Je me souviens encore d’une assiette de poivrons et d’oignons, de la poussière soulevée par une voiture, sur la digue, de l’aboiement des chiens, et enfin du noir. C’était un beau noir. Un beau noir de nuit sans lune. Tout s’explique et pourtant nous ne savons rien. Je le prenais en note. Belgrade était loin maintenant. Nous avions notre refuge. Je laissais infuser.

 

(…) l’image de l’homme aux sacs plastiques passe
une fois de plus

l’image de l’homme aux sacs plastiques va
dans la poussière
et dans le temps

ce n’est plus
l’homme aux sacs plastiques
ce n’est plus rien
que l’image de l’homme aux sacs plastiques
debout dans la poussière et les chiens

(il y a toujours un chien
pour accompagner l’image
de l’homme aux sacs plastiques)

(du moins
nous sommes assez pour croire
que c’est un chien)

ce jour-là nous arrivions des chemins des pistes
des poussières et des enjambées
nous avions traversé Belgrade
dans le dioxyde
et l’asphalte
et le plastique
et le béton

c’est ça
la vie
c’est la vie

comme ils disent

et nous arrivions donc vers le fleuve
vers Ivanovo

et l’image de l’homme
aux sacs plastiques
a surgi

d’un tunnel
de la poussière
d’un champ

plus personne ne sait sinon que le chien
petit chien
aboyait aboyait aboyait

et il aboie encore ici
dans le poème de cette image
dans le poème de la vision de l’homme aux sacs plastiques
que tu écris pour la dixième fois
ce qui ne change rien
aux sacs plastiques
aux chiens
aux visions
aux poussières
aux villes

une fois encore
nous avons poussé des cris de bête
le mantra des chemins
nous avons dit
le chant des refuges et nous y étions

(et l’homme filait
avec les sacs
avec le chien
avec la poussière)

(tout
était dans l’ordre
puisque tout
tremblait)

 

 

 

 

 

 

(…) un nouveau jour sur Ivanovo. Cette nuit, ce n’était pas une pluie. C’était un reste de pluie. Quelques gouttes dans l’air. Un tracteur passe. Un troupeau de moutons. Un vélo. Un autre encore. Les vaches sont au loin là-bas. Le Danube est au sud. On entend des volailles, des chiens, des voix aussi — parfois. Belgrade est déjà à quelques dizaines de kilomètres. Notre refuge constitué du croisement d’une digue et d’un chemin. Depuis combien de temps as-tu cessé de grincer des dents ? C’est étrange de le noter ici, à Ivanovo, et dans cette suite pour traversée de villes. Pourtant, le grincement de dents, les refuges, les villes d’Europe, tout est lié.

Sébastien Ménard, le 12 février 2018