En vérité, réécrire l'horreur des expérimentations sur les humains avec Ken Liu

L’accès brut aux données historiques permet-il de changer la réalité du regard sur le passé ? Cent pages fascinantes d’un documentaire fictif pour y répondre. En (c)ouverture, Li Lingqin montre son père, dont le nom est apparu en 1998 dans une liste des victimes des expérimentations sur les prisonniers de l'Unité 731 de l'armée japonaise.

Publiée en 2011, traduit en français en 2016 par Pierre-Paul Durastanti, dans la passionnante collection Une heure lumière des éditions du Bélial, cette novella de Ken Liu confirme s’il était besoin, après la captivante démonstration de force que constituait le recueil « La ménagerie de papier », que cet auteur américain de quarante ans compte parmi les plus intéressants conteurs de la littérature contemporaine.

En postulant un mode bien particulier d’accès direct aux données du passé (un « voyage dans le temps » bien différent du mécanisme classique utilisé par Connie Willis pour envoyer ses historiens professionnels à l’époque de la Grande Peste ou au cœur du blitz londonien), et en choisissant comme terrain d’investigation l’infâme Unité 731, théâtre longtemps ultra-secret des atrocités dignes d’Auschwitz perpétrées par les Japonais à Pingfang, en Mandchourie durant la deuxième guerre mondiale, sous couvert de recherche médicale plutôt que de solution finale, Ken Liu démontre à nouveau à quel point la science-fiction, maniée à son meilleur par de véritables artistes conceptuels, est capable d’emmener la lectrice ou le lecteur penser là où la littérature classique perd encore si souvent ses repères, ses moyens et ses capacités.

Plaque explicative apposée sur le site de Pingfang, devenu un musée.

La controverse entre la Chine et le Japon sur le travail de Wei il y a vingt ans n’avait rien de très neuf. Savoir qui devait contrôler le passé nous interpelle, sous une forme ou une autre, depuis longtemps. L’invention du Procédé Kirino a fait du combat pour la maîtrise du passé un problème réel et non simplement métaphorique.

S’appuyant sur un couple d’Américains d’origine asiatique, l’une chercheuse en physique expérimentale, découvrant un procédé de « voyage en pensée » dans le temps (dont l’ « explication » est plutôt détaillée, car certaines de ses limites inhérentes joueront un rôle essentiel dans l’ensemble de controverses que raconte « L’homme qui mit fin à l’histoire »), l’autre activiste de la mémoire historique, Ken Liu a explicitement choisi la forme documentaire (le titre américain mentionne directement « A Documentary »), mêlant articles de journaux, rubriques internet, témoignages biographiques universitaires, radio-trottoirs tenant lieu de sondages ou encore documents officiels, issus de gouvernements, d’instances internationales ou de think tanks, pour rendre compte d’une atrocité, de sa logique, de son étouffement relatif, et de la forme que prennent les blessures une fois rendues à l’actualité et à la bataille politique internationale.

L’Unité 731.

Evan estimait que le voyage dans le temps sensibiliserait les gens.
Tant que le Darfour restait un nom sur un continent lointain, on pouvait ignorer les morts, les atrocités. Mais si vos voisins vous disaient ce qu’ils avaient vu lors de leurs voyages là-bas ? Si les parents des victimes venaient vous raconter leurs souvenirs de ce pays ? Pourriez-vous continuer d’ignorer la situation ?
Evan croyait qu’il se produirait une prise de conscience de cet ordre avec le voyage dans le temps. Voir et entendre le passé vous interdirait de rester apathique.

Questionnement aigu de la raison médiatique et de la raison d’État, de la loi du plus fort et de la vision des vaincus, du temps qui passe sans changer les faits mais en altérant leur réception, des conflits entre sphère publique et sphère privée, entre realpolitik et douleur des victimes, entre scientificité et opérationnalité, « L’homme qui mit fin à l’histoire », en à peine 100 pages, se hisse joliment parmi ces textes pas si nombreux qui peuvent changer en profondeur le regard porté sur le monde, en un rare mélange d’émotion rugueuse et d’intelligence empathique.

L’histoire est affaire de narration. Dire les histoires vraies qui affirment et expliquent notre existence, telle est la tâche de l’historien. Mais la vérité est délicate et elle a des ennemis. Voilà pourquoi, même si nous autres, universitaires, devons la rechercher, nous prononçons rarement le mot « vérité » sans y adjoindre des ornements et des réserves.

À chaque fois que nous racontons une histoire sur une terrible atrocité comme l’Holocauste ou Pingfang, les forces du déni se disposent à l’attaque, à l’effacement, au silence, à l’oubli. L’histoire a toujours posé problème du fait de cette délicatesse de la vérité, et les négationnistes ont toujours pu recourir à l’expédient de traiter la vérité de fiction.

L'auteur, Ken Liu

L'Homme qui mit fin à l'histoire de Ken Liu aux éditions du Bélial, collection "Une heure lumière".
Charybde2
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