Ossip Mandelstam, "A Batiouchkov", ou "Les rêves éternels". Par André Markowicz

Ossip Mandelstam, photo – prison, 17 mai 1934.

C’est un poème écrit en 1932, au moment où Mandelstam vit à Moscou, dans une espèce de fausse stabilité : il a un logement, une chambre dans un appartement communautaire, il arrive à se poser un peu. C’est alors qu’apparaît sur le mur un compagnon : il achète un portrait de Konstantin Batiouchkov, et il l’accroche. Et puis, avec le peu de moyens qu’il a, il se lance dans une passion terrible — il cherche les premières éditions des romantiques russes. Il s’arrange une petite étagère de livres précieux. Et, nous rapporte Nadejda Mandelstam, il trouve l’édition originale des « Essais » de Batiouchkov (édition de 1817).

Et c’est en juin que le « Novy mir », une des revues soviétiques les plus importantes, publie quatre de ses poèmes, — parmi eux celui-ci, « A Batiouchkov ».

Le texte russe d’abord :

Словно гуляка с волшебною тростью,
Батюшков нежный со мною живет.
Он тополями шагает в замостье,
Нюхает розу и Дафну поет.

Ни на минуту не веря в разлуку,
Кажется, я поклонился ему:
В светлой перчатке холодную руку
Я с лихорадочной завистью жму.

Он усмехнулся. Я молвил: спасибо.
И не нашел от смущения слов:
— Ни у кого — этих звуков изгибы...
— И никогда — этот говор валов...

Наше мученье и наше богатство,
Косноязычный, с собой он принес — 
Шум стихотворства и колокол братства
И гармонический проливень слез.

И отвечал мне оплакавший Тасса:
— Я к величаньям еще не привык;
Только стихов виноградное мясо
Мне освежило случайно язык...

Что ж! Поднимай удивленные брови,
Ты, горожанин и друг горожан,
Вечные сны, как образчики крови,
Переливай из стакана в стакан...

*

SLOVna gouLIAka s valCHEBnoïou TROSTiou,
BAtiouchkov NEzhny sa MNOïou zhiVIOT.
ON tapaLIAmi chaGAïet v zaMOStié,
NIOUkhaïet ROzou i DAfnou païot.

Mais avant de faire le mot-à-mot, regardons le mètre. Le vers russe est construit sur une alternance régulière (ou non) d’accents toniques, pas seulement sur le même nombre de syllabes — c’est ce qu’on appelle le vers « syllabo-tonique ». Ici, ce sont des unités de trois syllabes, avec accent sur la première : on appelle ça un dactyle. Et donc, il y a quatre dactyles dans chaque vers… mais, pourquoi je vous dis ça ? C’est que le nom même de Batiouchkov, en russe, est un dactyle : on dit BAtiouchkov, avec accent très fort sur le BA, et c’est donc le nom même du poète qui est décliné dans chaque vers du poème qui lui est consacré : Batiouchkov sera partout, c’est lui qui, au sens propre, marchera à travers tout le texte. Et ça, c’est déjà intraduisible en français. Si le poème est écrit comme ça, c’est qu’il porte un nom en palimpseste… Ceci dit, commençons :

1. SLOVna gouLIAka s valCHEBnoïou TROSTiou,
SLOVna — comme
gouLIAka — un badaud, un flâneur, un noceur, (littéralement : un promeneur)
s — avec
valCHEBnoïou — magique
TROSTiou — canne

« Comme un badaud à la canne magique »… ou « le » badaud ? — puisque le russe ne connaît pas d’article. — Mais qui donc est ce badaud à la canne magique ? Quelle canne magique ?

2. BAtiouchkov NEzhny sa MNOïou zhiVIOT.
BAtiouchkov — 
NEzhny — le tendre
sa MNOïou — avec moi
zhiVIOT — vit

« Le tendre Batiouchkov vit avec moi ».

Le tendre, oui, parce qu’il insistait toujours sur la tendresse, sur la fragilité, et qu’il estimait que les poèmes « fragiles », ceux qui appartenaient aux genres « légers » étaient les plus propices à chanter, à exprimer la personne humaine, par opposition à l’épopée et aux accents guerriers — et, il faut le rappeler, la guerre, il savait ce que c’était, il avait fait les guerres napoléoniennes. — Et « tendre » aussi, parce que, « tendre », c’est le mot, dans les années 1820, de l’élégie. Et oui, le « tendre Batiouchkov » vit avec moi, puisque, très concrètement, il est accroché au mur de la seule chambre que Mandelstam ait eue depuis très longtemps. Mais pas que ça.

3. ON tapaLIAmi chaGAïet v zaMOStié
ON — Il
tapaLIAmi — par les peupliers, dans les peupliers
chaGAïet — arpente, marche
v zaMOStié — le zamostié.

Je ne sais pas ce que c’est que le « zamostié », et je n’ai trouvé aucune note un tant soit peu concrète. J’ai cru que c’était le nom d’un quartier de Moscou que je n’aurais pas connu, mais il n’y a pas à Moscou de quartier de ce nom (il y a des villes qui s’appellent ainsi, en Pologne, en Biélorussie, et sans doute ailleurs) . Le nom signifie « de l’autre côté du pont » , et prenons-le pour ça : c’est de l’autre côté du fleuve que marche Batiouchkov. Pas de l’autre côté de la Moscova, — de l’autre côté de tous les fleuves, une fois qu’on a franchi le pont. Et il marche « topoLIAmi », c’est-à-dire « dans les peupliers ». C’est-à-dire comme le vent dans les feuilles, pas comme un homme sur la terre — il marche, porté par le vent, — c’est bien ça que ça veut dire. Et pourquoi précisément les peupliers ? Je n’en sais rien, mais Mandelstam connaissait parfaitement les dessins de Pouchkine, et les peupliers reviennent systématiquement dans ces dessins — ils reviennent aussi parce que, pour Pouchkine, les peupliers, ça vient aussi du « peuple »… c’est-à-dire qu’ils sont là, ces peupliers, comme l’arrière-fond de l’Histoire, comme ce qui est toujours là, quoi qu’il puisse se passer. —

Le mot « gouLIAka », d’ailleurs, (le badaud, le flaneur, le promeneur ) est un mot pouchkinien. C’est ainsi que Saliéri qualifie Mozart, dans « Mozart et Salieri », « gouLIAka PRAZDny », le badaud, le noceur oisif. — Je ne sais pas s’il y a un rapport avec Mozart : justement l’image de celui qui est en dehors du flot des événements, qui est totalement dédié à la recherche des sons, de la musique ? — Mais c’est aussi le mot qu’utilise Pouchkine dans « Eugène Onéguine », en parlant de Pétersbourg « Jadis, j’y flânais jour et nuit »… (« Tam nékogda goulial i ia »)… Tout ça est possible, mais, je ne sais pas pourquoi, d’un seul coup, en relisant le poème de Mandelstam, je me suis représenté un autre de ses compagnons éternels : Charlot… et je crois bien que, la « canne magique », c’est celle de Charlot — ce badaud éternel, magique, lui aussi, dans un monde qui n’est pas le sien.

(Je note ici qu’en 1937, dans son exil à Voronej, Mandelstam mentionnera explicitement Charlie Chaplin, dans un poème consacré à la France,— avec les mêmes images, tirées des « Lumières de la ville », film sorti en 1931).

4. NIOUkhaïet ROzou i DAfnou païot.
NIOUkhaïet — hume
ROzou — une rose
i DAfnou païot — et chante Daphné.

Il y a des Daphné dans les poèmes élégiaques de Batiouchkov, comme, dans les « Tristia » de Mandelstam, il y a des « Délie », et oui, il y a aussi des roses. — Il y a tout l’attirail démodé de la poésie, qui marche, qui arpente « le zamostié » — l’autre rive du monde.

Et qui « arpente », oui. Parce que Batiouchkov est aussi connu pour sa prose, qui constitue le tome 1 de ses « Essais », et il y a deux essais célébrissimes sur les promenades à Pétersbourg et à Moscou — des essais qui se retrouvent, là encore, dans le chapitre VII d’Onéguine, quand les Larine arrivent chez leur vieille tante. Batiouchkov n’est pas seulement un poète des « roses » et des Daphné, mais un poète de la ville, un homme de la ville — c’est lui, en fait, qui introduit le thème de la ville dans la littérature russe.

« Comme le flâneur à la canne magique/ Batiouchkov, le tendre, vit avec moi/ Il arpente l’autre rive par les peupliers/ Hume une rose et chante Daphné. »

*

5. NI na miNOUtou ne VÉria v razLOUkou,
6. KAzhetsia, ia oulybNOUlsia iéMOU.
7. V SVÉtlaï perTCHAtké khaLODnouïou ROUkou
8. Ia s likhaRAdatchnaïa ZAvistiou ZHMOU.

5. NI na miNOUtou ne VÉria v razLOUkou,
NI na miNOUtou — pas pour une minute
ne VÉria — ne croyant
v razLOUkou, — à la séparation

Ne croyant pas une minute à la séparation

6. KAzhetsia, ia oulybNOUlsia iéMOU.
KAzhetsia — semble-t-il
ia — je
oulybNOUlsia — ai souri
iéMOU — à lui

Il semble que je lui ai souri.

7. V SVÉtlaï perTCHAtké khaLODnouïou ROUkou
V SVÉtlaï — dans le clair
perTCHAtké — gant
khaLODnouïou — la froide
ROUkou — main

continuons…

8. Ia s likhaRAdatchnaïa ZAvistiou ZHMOU.
Ia — je
s likhaRAdatchnaïa — avec une fiévreuse
ZAvistiou — envie, jalousie
ZHMOU — serre

Je serre avec une fiévreuse jalousie/ La main froide dans le gant clair.

Le gant clair, évidemment, puisque c’est un gant de chevreau, à la mode au début du XIXè, et que Batiouchkov avait toujours été un peu dandy. — Et la « main froide » — évidemment, puisqu’il est mort. — Mais évidemment que Mandelstam ne peut pas croire à la « séparation », puisqu’il existe la mémoire, et puisque Batiouchkov, comme le vent, arpente, les peupliers de l’autre rive — comme l’ombre de Tousenbach dans les « Trois sœurs ». Et puis, vous souvenez-vous du poème essentiel de Batiouchkov, « L’ombre de l’Ami », qui est un des points centraux du « Soleil d’Alexandre », et que j’ai republié ici le 4 août 2015 (ça fait une éternité, je sais bien). — C’est là le moment où il a vu l’ombre de son ami, transfigurée, lui apparaître, et disparaître… Et là, j’ai bien l’impression qu’il s’agit comme du contraire, à part que Mandelstam n’ose pas se dire « l’ami » de Batiouchkov. Non, il est juste un admirateur, comme, je ne sais pas, un jeune poète qui, d’un seul coup, pendant une promenade, croise un poète célèbre, son idole, et qui se précipite pour lui serrer la main — et, oui, imaginez, ce jeune poète, là, c’est Mandelstam lui-même… — Et il est tellement ému qu’il ne sait même plus s’il lui a souri ou quoi. — Il s’est jeté sur lui, toujours, et il a senti sa main froide, là, en plein Moscou, en juin 1932, quand le vent dans les peupliers fait le plus de bruit.

*

9. ON ousmékhNOULsia. Ia MOLvil : « spaSSIbo »
10. I nié naCHOL at valNÉnia SLOV.
11. Ni ou kaVO — étikh ZVOUkav izGUIby,
12 I nikagda — état GOvor vaLOV.

9. ON ousmékhNOULsia. — Il a fait « hum ». — C’est un vers qu’on ne peut pas traduire, « ousmekhnoutsia », et qui est très fréquent en russe. C’est ce qu’on répond quand on ne sait pas quoi répondre, qu’on fait juste un son en haussant un peu les épaules… 
Ia MOLvil : — J’ai dit, j’ai prononcé (le mot est très noble)
spaSSIbo — merci.

Parce que, oui, c’est ça qu’il faut dire, à ceux qui nous font vivre : notre reconnaissance, notre gratitude.

10. I nié naCHOL at valNÉnia SLOV.
I — et
nié naCHOL — [je] n’ai pas trouvé
at valNÉnia — dans l’émotion
SLOV — de mots.

11. Ni ou kaVO — étikh ZVOUkav izGUIby,
Ni ou kaVO — chez personne
étikh — ces
ZVOUkav — des sons
izGUIby —arabesques, méandres

chez personne — ces arabesques des sons…

12 I nikagda — état GOvor vaLOV.
I nikagda — et jamais
état — ce
GOvor vaLOV — discours des flots

« GOvor vaLOV » est une citation directe de Batiouchkov, du poème que j’ai cité dans ma chronique du 12 décembre dernier : « Il est une harmonie dans le discours des flots… » — Mais, vous comprenez bien, comment ça marche en russe ? les flots, ils sont dans les mots même — gvr — vl - et le O, qui est celui de la houle, dans le discours et dans la mer. — Batiouchkov a été le premier a travailler le vers russe, la langue russe pour en faire une harmonie. Cette langue qui n’avait quasiment aucune tradition littéraire (à part celle du Moyen-Age), il s’agit pour lui d’en faire une langue « italienne », une langue qui puisse couler, jouer, comme l’italien du Tasse ou de Pétrarque, parce qu’il sentait que la Russie, je l’ai dit souvent, devait être italienne — et ce n’est pas pour rien que c’est après Batiouchkov que l’Italie a joué un tel rôle dans la littérature russe, depuis Pouchkine jusqu’à Brodsky, un rôle, en fait, je crois, bien plus profond que celui de la littérature française. Parce qu’avec l’Italie, il y avait un appel nostalgique vers la joie, vers la lumière, vers la musique pure… Et c’est cela, — cela d’abord, qu’a cherché Batiouchkov.

« Il a fait « hum ». J’ai dit « merci »/ Et je n’ai pas trouvé de mots, sous le coup de l’émotion./ Chez personne [il n’y a]— ces méandres des sonorités, / Et jamais [auparavant, ou jamais plus ?] ce discours des flots. »

*

13. NAché mouTCHÉnié i NAché baGATstva,
14. KasnaiéZYTCHny, s saBOÏ on priNIOSS
15. CHOUM stikhaTVORStva i KOlokol BRATstva
16. I garmaNItcheskij PROliven’ SLIOZ.

Ici, tout est génial, et très difficilement traduisible, difficilement explicable même.

13. NAché mouTCHÉnié i NAché baGATstva,
NAché — notre
mouTCHÉnié — torture
i NAché baGATstva, — et notre richesse,

14. KasnaiéZYTCHny, s saBOÏ on priNIOSS
KasnaiéZYTCHny, — oh, ce mot-là. Si vous avez lu ma traduction de « Crime et Châtiment », vous savez que, ce mot, il désigne toute personne qui a un défaut de prononciation (c’est le cas de Kapernaoumov, le voisin logeur de Sonia), mais que, dans la Bible, c’est le cas de Moïse. Celui qui a langue lourde, qui parle d’une façon que les autres ont du mal à comprendre…
Mais, surtout, ce mot, pour Mandelstam, et pour tous ses contemporains est connoté, parce qu’il appartient à un autre poète, — pour parler de la poésie : à Nikolaï Goumiliov, dont il a évoqué la mémoire dans une série de poèmes de 1921, année où son ami avait été fusillé (j’ai fait une série de chroniques sur le sujet, l’année dernière). Goumiliov, dans un poème de 1915, parlait de la poésie comme d’un « [haut, élévé, noble] défaut de parole ».
s saBOÏ — avec lui
on priNIOSS — il a apporté

continuons, nous mettrons tout en place à la fin

15. CHOUM stikhaTVORStva i KOlokol BRATstva
CHOUM — le bruit
stikhaTVORStva — c’est, là encore, un mot très compliqué, fait de deux racines : [stikh], le vers, le poème et « [tvor], du verbe « tvorit’ », créer. C’est la fabrication même du poème. Le bruit de la fabrication même du poème, le bruit de sa mécanique interne, peut-être bien.
i KOlokol — et la cloche, le tocsin
BRATstva — de la fraternité

16. I garmaNItcheskij PROliven’ SLIOZ.
I I garmaNItcheskij — et l’harmonique
PROliven’ — [je ne sais pas traduire ce mot, j’y reviens tout de suite]
SLIOZ — des larmes.
PROliven’ — est un mot que Mandelstam invente, et, là encore, c’est un mot composé :
LIVen’, c’est l’averse
mais le verbe « prolit’ » signifie verser. On dit « prolit’ sliozy » « verser des larmes ». Et donc, il s’agit là d’une averse de larmes, mais, dans la langue, là encore, j’entends non seulement le fait même de l’averse des larmes, mais, pour ainsi dire, son fonctionnement, son processus, son début et sa fin.

Et donc, reprenons, et essayons de tout remettre ensemble :
« Notre torture et notre richesse », — qui est-ce ? S’agit-il de lui, Batiouchkov, qui nous, dans son défaut de parole, a apporté avec lui « le bruit du poème, le tocsin, l’appel de la fraternité, et le processus harmonique de l’averse des larmes » ? Ou bien, ces trois choses, qui en russes sont masculines, comme le mot « langue », [yazyk], sont-elles les caractéristiques de la poésie russe après Batiouchkov ? Il serait imbécile de trancher : mais voilà ce que c’est que notre torture et notre richesse, — que ce soit la langue, Batiouchkov lui-même, ou l’héritage laissé par Batiouchkov. — Et là encore, essayez de traduire ça ! Essayez de dire ça en français.

« Notre torture et notre richesse/ Dans son défaut de parole, il a apporté/ Le bruit du poème et l’appel de la fraternité/ Et l’averse harmonique des larmes ».

Les larmes — elles sont si importantes pour Batiouchkov. Mandelstam, un jour, avait dit, parlant de lui : « Même les larmes, il les transformait en pensées ». — Le mot russe, [vymyssel] n’est pas tout à fait « pensées », mais aussi « dessein », « projet littéraire », « fiction ».

*

17. I atvéTCHAL mné aPLAkavchij TASsa :
18. IA k véliTCHAniam iechTCHO né priVYK.
19. TOL’ka stiKHOV vinaGRADnaié MIASsa
20. MNÉ asvéZHIla slouTCHAÏna iaZYK.

17. I atvéTCHAL mné aPLAkavchij TASsa :
I atvéTCHAL mné — et me répondit
aPLAkavchij — [celui] qui a pleuré
TASsa — le Tasse

« Et celui qui pleura le Tasse me répondit »

— Batiouchkov, nous l’avons vu, est l’auteur d’une immense élégie sur le Tasse dans sa prison.

18. IA k véliTCHAniam iechTCHO né priVYK.
IA né priVYK — je ne suis pas habitué
iechTCHO — encore
véliTCHAniam — aux hommages, aux éloges. Le mot me paraît, ici, un peu ironique.

« Je ne suis pas encore habitué aux hommages »

19. TOL’ka stiKHOV vinaGRADnaié MIASsa
TOL’ka — seulement
stiKHOV — des poèmes, des vers
MIASsa — la chair, — ou plus exactement : la viande
vinaGRADnaié — de raisin.

La chair de raisin des poèmes !

20. MNÉ asvéZHIla slouTCHAÏna iaZYK.
MNÉ — m’a
asvéZHIla — rafraîchi
slouTCHAÏna — par hasard
iaZYK — la langue

« C’est seulement par hasard que la pulpe de raisin des poèmes/ M’a rafraîchi la langue.

et pourquoi « par hasard » ? — parce que, sans doute, c’est tombé sur moi par hasard, cette pulpe de raisin de la poésie, le jus de la chair des mots, ç’aurait pu être n’importe qui de mes frères, les hommes…

*

21. CHTOZH ? padniMAÏ oudiVLIONnyé BROvi,
22. TY, garaZHAnin i DROUG garaZHAN,
23. VETCHnyé SNY, kak azBRAZtchiki KROvi,
24. PéréliVAïa iz staKAna v staKAN.

21. CHTOZH ? padniMAÏ oudiVLIONnyé BROvi,
CHTOZH — et quoi ?
padniMAÏ — lève
oudiVLIONnyé — étonnés
BROvi — sourcils

Et quoi ? lève des sourcils étonnés,

22. TY, garaZHAnin i DROUG garaZHAN,
TY — toi,
garaZHAnin — le citadin
i DROUG — et l’ami
garaZHAN — des citadins,

Mais oui, lève des sourcils étonnés, — parce que tu seras toujours surpris de la reconnaissance de gens que tu ne connais pas du tout, à travers les siècles, — des gens qui sont comme toi, des citadins, des marcheurs dans la ville, — des Charlie Chaplin, mendiants et hors du monde pour être mieux dedans,

23. VETCHnyé SNY, kak azBRAZtchiki KROvi,
VETCHnyé — éternels
SNY — rêves
kak — comme
azBRAZtchiki — échantillons
KROvi — de sang

24. PéréliVAïa iz staKAna v staKAN.
PéréliVAïa — transvasant
iz staKAna — d’un verre
v staKAN — à l’autre

Transvasant de verre en verre / comme des échantillons de sang/ Des rêves éternels.

« Comme le flâneur à la canne magique/ Batiouchkov, le tendre, vit avec moi/ Il arpente l’autre rive par les peupliers/ Hume une rose et chante Daphné. 
« Ne croyant pas une minute à la séparation/il semble que je lui ai souri/Je serre avec une jalousie fiévreuse/La main froide dans le gant clair.
« Il a fait « hum ». J’ai dit « merci »/ Et je n’ai pas trouvé de mots, sous le coup de l’émotion./ Chez personne [il n’y a]— ces méandres des sonorités, / Et jamais [auparavant, ou jamais plus ?] ce discours des flots. 
« Notre torture et notre richesse/ Dans son défaut de parole, il a apporté/ Le bruit du poème et l’appel de la fraternité/ Et l’averse harmonique des larmes ».
« Et celui qui pleura le Tasse me répondit : / Je ne suis pas encore habitué aux hommages./ C’est seulement par hasard que la pulpe de raisin des poèmes/ M’a rafraîchi la langue.
« Eh quoi ? lève des sourcils étonnés,/ Toi, le citadin et l’ami des citadins/ Transvasant de verre en verre comme des échantillons de sang/ Des rêves éternels.

Des rêves éternels…

J’y reviendrai encore.

Là, n’est-ce pas, tout le monde est fatigué.

André Markowicz


Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.