A propos de ce qui s'approche, par Giorgio Agamben

En exergue d'un de ses premiers poèmes, le poète grec né à Alexandrie Constantin Cavafy a transcrit une phrase de Philostrate qui dit : “Les dieux sentent l'avenir, les hommes ce qui arrive, les sages ce qui vient“. Les sages laissent aux dieux - ou aux experts - la prédiction du futur, toujours lointain et manipulable, et aux journalistes la connaissance - généralement très confuse - du présent : seulement ce qui s'approche, seulement ce qui est imminent les concerne et les affecte.

Le moment décisif, celui qui nous intéresse réellement et nous émeut, n'est pas celui où nous entrevoyons un événement futur, situé à un moment donné du temps chronologique, aussi grave soit-il (même la fin du monde, que les hommes n'ont fait et ne font qu'annoncer et même dater); c'est plutôt quand nous percevons que quelque chose est en train d’arriver.

"Le royaume est proche ( eggiken )" annonce Jean le Baptiste à propos de la venue du messie. Le verbe grec eggizo dérive de l'ancien nom de la main ( eggye ) et indique donc quelque chose qui est à portée de main, qui peut presque être touché. Il appartient à l’essence du royaume (et à la fin qui coïncide avec lui) d’être proche. Tout ce qui nous remue et nous émeut a la forme de quelque chose qui se rapproche, qui va nous toucher.

Cependant, la proximité dont il s’agit ici n’est pas objectivement mesurable, elle n’est pas simplement moins éloignée dans le temps chronologique. Si tel était le cas, il s'agirait encore d'une forme d'avenir, de ce que les sages ne veulent pas ou ne peuvent pas ressentir. Le proche est plutôt quelque chose que nous avons voulu éloigner et qui pourtant nous voisine. La pensée est cette faculté de détachement, penser une chose - qu'elle soit petite ou lointaine dans le temps - c'est la rendre proche, la rapprocher. La proximité n'est pas une mesure du temps, mais une transformation de celui-ci, elle n'a pas à voir avec des siècles ou des jours, mais avec une altérité et un changement dans l'expérience de la durée.

Ce temps, si incommensurable et pourtant toujours proche, les Grecs, pour le distinguer du chronos , le temps qui peut être calculé et numéroté, l'appelaient kairós , et le représentaient comme un enfant qui court vers nous avec des ailes aux pieds, et ne peut être saisi que par la mèche qui pend à son front. C'est pourquoi les Latins l'appelaient occasio , « la brève occasion des choses : si vous la saisissez, vous la retenez, mais une fois qu'elle s'est enfuie, même Jupiter ne pourrait pas la récupérer ». Et aux pharisiens qui demandent à Jésus un « signe du ciel », il a répondu avec colère : « Vous êtes capables de juger des signes qui annoncent la pluie ou du beau temps, mais des signes du kairoi, qui annoncent ce qui vient, vous ne pouvez pas les voir », . Et quand Paul veut définir la transformation de la vie messianique, il écrit : « Le temps, le kairos, a été raccourci, il s'est contracté » (le verbe qu'il utilise désigne à la fois l'ajustement des voiles et la contraction des membres d'un animal avant de sauter).

Car c'est bien de cela qu'il s'agit finalement, dans la vie, comme dans la pensée et en politique : savoir percevoir les signes de ce qui approche, de ce qui n'est plus temps, mais seulement occasion, perception d'une urgence et d'une imminence qui nécessite un geste ou une action décisive. La vraie politique est le domaine de cette urgence et de cette proximité particulière, et c'est ainsi qu'il faut envisager la guerre en Ukraine ou au Haut-Karabakh : il ne s'agit pas de plus ou moins de distance, mais de quelque chose qui s'approche, qui ne quitte pas pour devenir proche. D'un kairós , c'est-à-dire, selon un dicton d'Hippocrate, de quelque chose « dans lequel il y a peu de chronos , peu de temps mesurable » : mais c'est précisément cette infime parcelle de temps qu'il faut pouvoir capter.

Giorgio Agamben, le 30 août 2023
Traduction L’AQ, le
texte original en italien se trouve sur le site de l’éditeur Quodlibet.