La santé mentale au temps du coronavirus

Le ministre de la santé Olivier Véran a annoncé, à la fin 2020, sa crainte d’une troisième vague de santé mentale dans la pandémie du virus SARS-CoV-2. 20% de la population commencerait à relever dans la psychiatrie. On commence à noter une augmentation des suicides, particulièrement chez les jeunes. Les services de psychiatrie sont débordés, et on sait que ces effets sur l’équilibre mental des gens affectés se feront sentir encore longtemps après qu’on ait maîtrisé la Covid 19. Il s’agit donc d’une question très grave. Ce lien des effets de l’épidémie avec un psychisme humain par nature vient de loin.

En effet, la notion de santé mentale, apparue à la fin du 19ème siècle, s’inscrit dans l’apport de la science pasteurienne comme traitement préventif et curatif des épidémies des siècles passés, qui fonde la notion d’hygiène publique comme politique d’Etat et le traitement de folie par un hygiénisme social. Sa reprise par le ministre indique une toute autre gestion gouvernementale des populations, en rupture avec les conquêtes sociales de 1945 que sont la protection sociale solidaire collective et la sécurité sociale. L’actualité du ministre, dans la crise sanitaire, est un contrôle médicalisé et d’ordre public centrée sur la responsabilité de l’individu. Son programme public-privé est la maitrise de l’individu dans un ordre public dont la « gouvernementalité » est soumise aux conflits d’intérêt entre les besoins de santé publique comme ordre social et la financiarisation de l’économie portée par les entreprises pharmaceutiques du marché de libre concurrence. Or, ces entreprises ont délaissé les recherches épidémiologiques comme non rentables en termes de retour de bénéfice sur investissement. En France, cela s’est traduit au niveau de l’Etat par l’abandon de moyens de protection préventifs au nom du coût de gestion des stocks. Le ministre promeut donc la politique de transformation du service public en objet de marché néolibéral, dont la continuité dans la crise sanitaire reste les restructurations permanentes des hôpitaux publics, de la santé publique, du secteur de psychiatrie public et du médicosocial souvent associatif. Une santé mentale dite positive de gestion de plateformes informatisées se substitue à un service public de soin basé sur la relation humaine et participe de sa destruction.

Le premier choc psychique pour les populations mondialisées est le vécu collectif de la diffusion entre humains de ce virus inanimé inconnu, sans traitement ni vaccin connu. Si tous n’en meurent pas, tous sont frappés, et en particulier les personnes dont la condition sociale est déjà précarisée par les politiques d’austérité. A la différence du choc traumatique des attentats terroristes, le trauma n’est pas ici l’effet immédiat et différé d’un psycho-trauma, car son temps est d’emblée permanent dans la durée par le sans fin prévisible de la pandémie. L’incertitude rencontre de ce fait les effets erratiques de son traitement politique sur le psychisme individuel et collectif. C’est dans ce contexte que l’incompréhension et la défiance alimente les effets psychiques de la crainte de la mort. La réalité brutale mortifère de la perte d’activité humaine et de rapports sociaux vivants s’additionne aujourd’hui à la mort de 2,5 millions de personnes dans le monde. La mort devient le réel d’une crise écologique globale issue du brouillage des rapports des activités du monde de l’homme et du monde animal par l’exploitation sans limites et le commerce marchand de la nature. La contamination est celle de contacts humains généralisés dans l’échange des marchandises et des voyages. Ce choc fait donc clairement apparaître la responsabilité politique des gouvernements dans cette généralisation des échanges et de l’abandon d’une protection sociale publique. Les programmes de croissance économiques en sont la privatisation des services publics de santé pour les rendre rentables. La défiance vis-à-vis des vaccins, apparue dans une partie de la population dès la fin du 19ème siècle, a déjà une histoire réactualisée avec les expériences négatives partielles des épidémies antérieures des virus SARS en 2003 et de la grippe H1N1 en 2010.

Les mesures prises en France d’un « état d’urgence sanitaire » permanent pour freiner l’épidémie aggravent donc cette défiance. La sidération de la mort possible à sa porte rencontre les effets de confinement généralisé ou partiel, la distanciation sociale et le couvre-feu sans limites dans leur répétition. La crise sanitaire impose au gouvernement ces mesures de nécessité vitale immédiate, mais dont la prise de conscience rencontre le « en même temps » de la recréation en urgence d’outils fonctionnels d’un service public de soins et une urgence sanitaire » référée à des plans de relances économiques qui continuent les restructurations public-privé. L’empirique de ces mesures, référées à un comité d’experts scientifiques confronté à ses incertitudes, détermine le flou des positions gouvernementales d’atteinte à la liberté de circulation décidées sans débat démocratique. D’abord acceptées comme nécessité vitale, elles sont de moins en moins tolérées dans leurs répétitions par les populations. L’absence de moyens de protection dès le départ et, aujourd’hui, une logistique erratique vaccinale, sont dans la subjectivité commune le révélateur des effets destructeurs des restructurations public-privé permanentes du service public hospitalier, de la santé publique et du secteur public de psychiatrique. La crise sociale de la défiance initiale dans la légitimité de la gestion politique devient crise ouverte quand les vaccins, découverts à marche forcée par les entreprises mondialisée avec des financements publics massifs, ne sont pas distribués par une logistique publique fiable au moment de la vaccination.

Parler de santé mentale, comme nécessité objective de santé publique, ne fait que rendre compte de l’effroi de la sidération traumatique face au virus de populations confrontées à la perte de toute vie sociale réduite aux activités essentielles de la vie quotidienne et au vécu de la gestion de mesures de protection vitales nécessaires. Le refinancement massif d’outils de réanimation, la course à la production et ces moyens de protection, la relance d’investissements publics afin que les salariés retournent au travail et les écoliers à l’école et les étudiants à leurs études, ne font qu’alimenter l’obsession du virus de tout un chacun et chacune. Le chiffrage quotidien des testés positifs, des hospitalisés, des réanimés avec ses morts, participe d’une angoisse de mort quotidienne, aggravée par l’application des mesures à géométrie variable par le tri de populations prioritaires. Chacun et chacune le vit légitimement comme une reproduction de toutes les inégalités sociales issues des politiques d’austérité précédentes. La réalité de ce tri par le gouvernement indique tout simplement qu’il a oublié dans un premier temps d’équiper en protections les EHPADs, les hôpitaux psychiatriques, les foyers d’hébergement, les prisons et tous ceux précarisés qui dorment à la rue. Les décisions de fermetures d’entreprise et la mise au chômage partiel d’une grande partie des salariés et du commerce et du culturel local sont brouillées dans leur nécessité vitale. Les errements logistiques dans la distribution de vaccins n’ont fait que reproduire ce tri stratifié par tranche d’âge, tout en mettant en évidence l’incapacité gouvernementale à soigner l’ensemble de la population. En dédiant sa logistique à des plateformes privées de prise de rendez-vous de vaccination, elle laisse la majorité sans réponse rapide.

Cependant, les effets de cette errance logistique sur le psychisme humain ne se réduisent pas à leur seule objectivité, car il mobilise la subjectivité du vécu épidémique et des mesures de confinement d’un « exil chez soi » comme impensé initial de santé mentale. En effet, si la mort possible est son objectivité biologique d’atteinte des poumons et du « souffle vital », ne plus respirer est l’émotionnel qui sidère le psychisme dans le vécu de la mort possible de la personne et de ses proches. L’inanimé de la « pulsion de mort » qui submerge la vie est le psycho-trauma. Le symptôme biologique, commun aux hommes et aux femmes, rencontre son pathologique de maladie dans l’atteinte de la subjectivité individuelle et collective en souffrance. Si le traitement immédiat individuel nécessite son apaisement médicamenteux de l’« excès » émotionnel, il est aussi son écoute de soutien psychologique de la subjectivité de la personne. Sa temporalité relationnelle va déterminer ce qui est un soutien ou une approche psychiatrique quand apparaissent des vécus pathologiques. Si tous et toutes sont frappés, chacun et chacune réactualise son trauma avec son histoire subjective personnelle et ses vécus traumatiques antérieurs. Le traitement psychothérapique est donc de remettre en perspective son élan vital comme sujet socialisé. Son approche psychique individuelle n’est donc pas réductible à une organisation fonctionnelle d’adaptation évaluable à un ordre social qui cesse d’écouter humainement son vécu singulier. Or les politiques de santé mentale à l’œuvre traitent de cette organisation rentable immédiate. Son néo-langage gestionnaire avec ses codes chiffrés qui réduit le psychisme au symptomatique immédiat d’une science du cerveau évaluable, est spéculatif sur ce qui fait souffrance psychique comme maladie et dépersonnalise le subjectif. La référence à la notion de santé mentale positive dans l’épidémie alimente donc le clivage interne du sujet entre pulsions de vie et de mort. Il est remarquable que dans l’épidémie, la référence antérieure à une incertaine neuroscience qui dénonce l’apport de la psychanalyse1, rencontre son paradoxe médiatique qui remet la psychanalyse en première ligne, dans une perspective qui n’est pas la sienne, comme besoin d’écoute de la personne. De façon humoristique, un dessin de Plantu dans Le Monde le montre avec l’arrivée dans une famille en crises entremêlées, de 2 infirmiers avec un divan à la place du brancard.

Avec les mesures de confinement et la logistique défaillante de la vaccination, ce qui se passe n’est plus symbolisable et produit ses propres effets mortifères de clivage sur la santé psychique et physique. Le trauma psychique de l’« exil chez soi » du confinement qui isole avec la perte d’activités structurantes de la vie du sujet, a laissé face au risque de la mort les patients sans accès réels aux soins, exacerbé les difficultés familiales, les violences conjugales et les vécus mortifères du quotidien pour les enfants. L’attente d’un après libérateur est brouillée dans le vécu traumatique clivé du sujet. La présence obsédante du virus pour chacun et chacune réactualise dans sa répétition un deuil impossible à symboliser et son histoire de deuils antérieurs. C’est ce qui s’est passé concrètement dans la mesure qui a interdit le rituel d’accompagnement vers la sépulture pour nombre de familles des EHPAD et des hôpitaux. L’ampleur des vécus dépressifs qui en sont issus nécessite l’écoute relationnelle du sujet comme moment de réappropriation subjective vivante de cet inanimé viral mortel.

Si la stratégie soutenue par les scientifiques du tester-tracer-isoler est efficace sur la diffusion du virus, le tri dans l’accès à ce traitement reste celui d’un « tracing » du contaminé et de ses proches introduit un contrôle durable de la vie personnelle, qui réduit la subjectivité à son application. La conséquence est le refuge de nombre de personnes dans un « imaginaire de menace », dont le partage entre individus alimente la « paranoïa sociale » de nier la maladie ou de voir des contaminants partout ; tout en dénonçant l’insupportable de l’application des protections requises. Cette paranoïa se retrouve dans la tentation eugénique d’opposer les jeunes qui font des formes asymptomatiques aux plus de 65 ans qui meurent de la maladie. Cette souffrance sociale individualisée devient le commerce de ses prédateurs, que ce soient par les « fake-news complotistes » sur les réseaux sociaux ou les trafics de moyens de protection qui s’alimentent de frontières fermées et de quarantaines. La lutte contre cette dérive imaginaire mortifère passe par une réappropriation de « ce qui se passe » comme institution d’un échange démocratique pour sortir de la répétition d’un état d’urgence sanitaire permanent, dont le contrôle social de libre circulation et d’accès à la vie sociale et culturelle porte atteinte aux libertés individuelles et collectives. Elle nécessite donc sa réappropriation comme action vivante avec la parole du sujet comme action de symbolisation d’une vie sociale

La résistance à la sidération de la pensée a mobilisé, dans la première vague épidémique, un agir immédiat avec la mobilisation solidaire des soignants dans les services de soin, eux-mêmes confrontés à leur propre mort possible. Les soignants en première ligne ont récupéré momentanément des moyens qui avaient été supprimé. Ce moment collectif d’humanité de la re-symbolisation de leur métier a été une auto-organisation des équipes pour élaborer et mettre en œuvre à nouveau leur propre action de soin. Ainsi, il est remarquable d’entendre dire une anesthésiste-réanimatrice, dont l’outil technique est un appareillage sophistiqué, sa redécouverte d’être auprès du patient et de lui parler. Sa pérennisation est bien l’objet d’un après de santé publique solidaire qui rompt avec son économie de marché. La résistance dans ce moment initial s’est étendue à ceux et à celles qui restent dans l’obligation de travailler pour assurer les besoins vitaux de la population et le fonctionnement des entreprises, sans les moyens réels de se protéger au quotidien, les cadres étant en télétravail à distance. Ce caractère inégalitaire, entre ceux qui ont un télétravail possible et ceux qui travaillent dans les commerces et les services, rencontre des vécus psychiques du confinement différents, selon que l’on vit à deux dans un appartement de 3-4 pièces donnant sur de grandes avenues, ou à quatre dans un appartement de 2 pièces donnant sur un urbanisme de forte densité humaine aux rues étroites. La re-symbolisation du vivant se retrouve ici dans la prise de conscience collective par la population de la nécessité d’une réelle protection sociale solidaire, qui tente de dépasser le moment de « sidération » générale.

Cependant, la répétition traumatique de la pandémie avec ses restructurations marchandes des services publics, entraine fatigue, lassitude, sentiment de « fin du monde » dans ses formes pathologiques. Son coût humain est la démission de soignants dans le service public, mais aussi la multiplication des suicides, en particulier chez les jeunes confrontés au désespoir d’un manque d’avenir. Les effets de déscolarisation des enfants confinés dans l’angoisse des parents participent de cet effet mortifère. La fermeture des écoles et des universités reproduit ces inégalités d’accès à un avenir scolaire pour les enfants et pour les étudiants à la réduction d’une formation sans réel collectif d’apprentissage des savoirs avec le télé-enseignement. La précarisation massive par la perte de « petits boulots » les met en situation de rejoindre les files d’attente de l’urgence alimentaire. Ce trauma collectif mobilise donc une attention clinique singulière du thérapeute sur les défenses internes de la personne réactualisées dans la souffrance traumatique. Le traitement du trauma psychique, « objet bizarre », s’avère donc socialement le refus d’une gestion de l’après comme une reproduction de l’avant aggravée. L’effet traumatique va être durable, le psycho-trauma étant souvent différé. Son absence d’accès à la subjectivation est un clivage source de décompensations pathologiques mélancoliques et psychotiques. Le soignant de la psychiatrie ; lui-même confiné, est réduit au contact téléphonique avec le patient ou la patiente. Le virtuel réduit le subjectivation de la relation à une communication pour les nouveaux patient.es, et au mieux un temps de contact humain pour les autres. Dans l’hôpital psychiatrique il observe la continuité des difficultés antérieures à réaliser son métier de soignant, avec des restructurations public-privé de l’outil et des dispositifs de soin qui continuent et la répression de ceux qui sont des lanceurs d’alerte du manque de moyens de protection. Il est symptomatique que la question de la vaccination des soignants et des patients dans les services de psychiatrie ne soit tout simplement pas envisagée.

Le vécu de résistance tend à s’épuiser dans les suivants aggravant les effets psychiques individuels durables La gestion erratique gouvernementale de la crise sanitaire allant bien au-delà des incertitudes des scientifiques, elle alimente son illégitimité démocratique par son absence de réels débats avec la population, et caricaturale dans sa logistique défaillante de l’accès aux vaccins et à la vaccination. La remobilisation alternative commence donc avec la réappropriation des vaccins et des traitements. La revendication immédiate de rendre publique la propriété intellectuelle des brevets de vaccins comme bien commun, concerne à terme tous les brevets des médicaments et en particulier des psychotropes. Ce bien public est une lutte de réappropriation démocratique de leur usage, qui met en perspective un contrôle citoyen sur leur production avec la réquisition immédiate vers un pôle public du médicament indépendant et le financement d’une réelle recherche publique. Les pétitions vaccins-brevet-stop-réquisition, de l’ICE européenne et de l’Oxfam sont porteuses de signatures vers des mobilisations concrètes par des initiatives communes à construire.

Jean-Pierre Martin

Dernier ouvrage, Emancipation de la psychiatrie. 2019, éd.Syllepse

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