Le shopping d'asile ? Un avocat répond à la ministre Nathalie Loiseau depuis le camp de Moria à Lesbos

Lors d'un débat au sénat, la ministre des affaires européennes Nathalie Loiseau avait provoqué l'indignation des sénateurs de gauche en dénonçant un "shopping de l'asile" de la part de certains migrants. Des propos qui ont fait réagir l'avocat Franck Boëzec. Spécialiste du droit des étrangers, il se trouve depuis plusieurs jours dans le camp de Moria, sur l'île grecque de Lesbos, l'un des pires hotspots de l'Union européenne, où des milliers d'exilés s'entassent sans espoir de le quitter un jour. Nous publions la lettre qu'il a adressé à la ministre depuis cet enfer à ciel ouvert.

« Madame la Ministre,

Je vous écris du camp de réfugiés de Moria, sur l’île Grecque de Lesbos. Pour la seconde année consécutive je viens d’y passer trois semaines à travailler aux côtés de celles et ceux (et leurs enfants) qui dans ce camp viennent cogner aux portes de l’Europe espérant que celles-ci s’entrouvriront pour leur offrir asile. Je vous écris au terme d’une longue journée passée à écouter leurs souffrances car de France me sont parvenus vos propos tenus devant le Sénat sur ces personnes auxquelles vous reprochez de faire du "shopping de l’asile". Il y a dans vos propos de l’ignorance, ou du cynisme, sans doute un peu des deux.

Les collines de Moria Madame la Ministre sont magnifiques, peuplées d’oliviers mais aussi de tentes de toile, fragiles, installées à la hâte ces derniers mois, dans lesquelles s’entassent des milliers de réfugiés : le camp de Moria est trop petit, il déborde…

Trop petit pour contenir toute cette misère qui s’y entasse dans des conditions indignes sur le plan sanitaire et humain : des équipements sous évalués, des urgences qui ne peuvent être traitées, des enfants qui jouent parmi les détritus sous le regard des gardiens et entourés de barbelés, une promiscuité de tous les instants, un accès aux soins, à l’eau, à l’éducation plus que précaire et que dire de l’accès au droit et à la dignité ? Alors que nous sommes en Europe ! Vous Ministre en charge des affaires européennes, savez-vous cela ?

Je vous écris de ce camp et de cette île où les demandeurs d’asile sont entravés et parqués, empêchés de rejoindre le continent pour de fallacieuses raisons juridiques.

Je vous parle du camp de Moria ou les conditions de prise en charge (je n’ose plus parler d’accueil) sont indignes des valeurs de l’Europe que vous devriez défendre. Je vous parle d’un état grec, laissé seul en première ligne et qui ne peut plus faire face, déjà écrasé par le poids de la crise qu’il traverse. Figurez-vous que les fonctionnaires grecs de l’agence d’asile par exemple ne sont plus payés régulièrement…

Non les demandeurs d’asile ne font pas du shopping, ils essaient de sauver leur peau ! Et celles de leurs enfants qu’on voit courir sales et poussiéreux partout dans le camp.

Madame la Ministre, le camp de Moria est un petit enfer parsemé d’oliviers et ceint d’une mer azur. Il n’est donc pas impossible que certains demandeurs d’asile veuillent s’en extraire pour aller plus loin dans un autre état et y demander protection. Ce n'est pas faire du shopping que faire cela. C’est tenter d’échapper à l’absurdité de nos règles et à l’enfer d’un "hot spot" ou vous-même et vos enfants ne voudriez pas vivre. Ce n’est pas faire du shopping, c’est demander à être traite dignement. L’espoir et la promesse d’être traité avec dignité dans des états qui respectent ces valeurs ont mis Mohamed, Jean Charles, Asia et tous les autres en mouvement. Ils ont tout laissé, tout abandonné pour cela, pour quitter leur désespoir. Certains d’entre eux sont morts en route. Ils ont embarqué leurs enfants pour leur offrir cela, quitte à les exposer aux dangers de la route, à l’angoisse de leurs parents et à l’enfermement du camp dans lequel je me trouve avec eux.. Premier contact avec notre Europe…. Je vois des hommes et des femmes pleurer tous les jours leurs traumas d’hier et leur incompréhension d’être aujourd’hui parqués dans de telles conditions. À Moria, j’ai honte tous les jours de ce qu’on leur inflige. Je ne sais plus quoi leur dire et ce sont vos paroles qu’ils entendent.

Je sais que vous regrettez déjà ces mots que vous avez choisis dans l’enceinte parlementaire.

Je vous en supplie ne recommencez plus. Car c’est comme si un Ministre de ma république s’était moqué de la misère, encore pire s’était moqué des misérables.

Et si cette expression de "shopping ", qui à votre corps défendant nourrit le populisme, circule autour de vous comme une certitude bureaucratique, venez à Moria. Venez voir ces 7 000 ou 8 000 demandeurs d’asile et leurs enfants survivre. Ils vous y attendent."

Moria le 11 mai 2018

Franck Boëzec
Avocat