Argentine : la légalisation de l'avortement n'est pas une question morale

L’avortement est toujours illégal en Argentine, sauf pour certaines situations bien définies. Le nombre d’avortements clandestins est estimé à 500 000 par an, et le nombre de femmes qui en meurent va selon les sources de quelques centaines à plusieurs milliers. La revendication d’une loi instaurant l’avortement légal, sûr et garanti était au centre de l’immense mobilisation du 8 mars dernier, qui a vu des centaines de milliers de femmes faire grève et défiler.  

Alors que les kirchnéristes, quand ils ont ont été au pouvoir, n’ont pas osé briser les tabous et légaliser l’avortement –tout comme les gouvernements de « centre-gauche » du Brésil, du Chili  et d’ailleurs -, le gouvernement de droite de Mauricio Macri semble être favorable à cette réforme vitale, ce qui donne des chances au nouveau projet de loi proposé récemment au parlement argentin. 

Ce changement d’attitude du pouvoir en place suscite une levée de boucliers des « défenseurs de la vie », entendez l’Église catholique et ses réseaux. Alors que se préparent les désormais traditionnelles « Marches pour la vie* », qui auront lieu le 25 mars, un document étonnant vient de paraître : intitulé « Avec les pauvres, nous embrassons la vie » : il est signé par une trentaine de prêtres, évêques et missionnaires dits « villeros », c’est-à-dire chargés des paroisses des villas miseria, ces bidonvilles où vivent 2 millions d’Argentins. Ces curés parrainés par le Pape jésuite se revendiquent d’une « théologie du peuple », censée recueillir l’héritage de la Théologie de la Libération. 

Dans leur déclaration, ils osent établir une équivalence entre l’avortement et les crimes commis par la dictature militaire et reprochent au pouvoir exécutif de lancer un débat sur la dépénalisation de l’avortement qui n’était pas à son programme électoral. Et ils affirment froidement que les morts de femmes pauvres pour cause d’avortements clandestins ne sont pas une priorité. Bref, on ne peut répondre à cette argumentation jésuitique qu’avec le slogan des féministes hispanophones : « Dégagez vos rosaires de nos ovaires ». 

Ci-dessous, un article de Bruno Bimbi qui constitue une première réponse à cette déclaration directement inspirée par le Pontifex Maximus–FG

Tlaxcala

Le problème avec la discussion sur la légalisation de l'avortement est que, toujours, les discours de ceux qui s'y opposent tournent autour d'un mensonge, ou du moins d'une erreur logique. Nous discutons d'un objet spécifique - si l'avortement doit être légal ou non - avec des arguments qui se réfèrent à un autre objet absolument différent: si l'avortement est «bien» ou «mal». Et de cette erreur surgit une autre discussion tout aussi peu concluante: on estime que, selon qu’il sera légalisé ou non, il y aura ou il n’y aura plus d’ avortements, ou il y en aura plus ou moins. Ces deux distorsions transforment une discussion sur les politiques publiques en un débat moral sur un dilemme fictif.

La légalisation de l'avortement n'est pas une question morale: il ne s'agit pas d'être pour ou contre la «vie». Il ne s'agit pas non plus d'une discussion scientifique ou philosophique sur le moment où la vie commence, ni de savoir si un fœtus de huit semaines est la même chose qu’'un bébé. La discussion sur la légalisation de l'avortement n'est même pas une discussion sur l'avortement, puisque l'avortement est un fait et non une discussion.

Dans une interview publiée par le journal Clarin, le ministre de la Santé Adolfo Rubinstein a répondu honnêtement avec les données du monde réel « Il est démontré que dans les pays où l'avortement est légal, le nombre d’ avortements n’est ^pas supérieur à celui des pays où il est illégal, c'est-à-dire qu'ils n'augmentent pas parce qu'ils sont légaux. La grande différence est que dans ces pays, la mortalité maternelle a été considérablement réduite. " En Argentine, a expliqué le ministre, les avortements à risque sont la principale cause de mortalité maternelle: 18%.

La malhonnêteté argumentative de ceux qui tentent de transformer une discussion sur ce qui est la meilleure politique publique pour la réalité de l'avortement en discussion morale sur sa pratique n'est pas originale. C'est la même chose dans d'autres matières à débat qui, pour cette raison, sont classées à tort comme des «questions morales» de l'agenda politique. Je donnerai quatre exemples: le mariage égalitaire, l'adoption d'enfants par des couples de même sexe, la reconnaissance de l'identité de genre des personnes transgenres et la légalisation des drogues.

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Quand nous débattions du mariage égalitaire , ses  opposants faisaient porter la discussion sur le fait de savoir s'il est « bon » ou « mauvais » qu’il y ait des couples de même sexe, si l'homosexualité est morale ou immorale ou si la loi devrait encourager ou entraver l'existence de ce genre de relations. Il est plus qu'évident que c'était fallacieux. Les couples de même sexe existent et continueront d'exister avec ou sans loi. L'approbation du mariage égalitaire n'allait pas faire augmenter ou diminuer sa quantité, ni encourager ou inhiber l'homosexualité, qui a existé de tous temps, sur tous les continents et dans toutes les cultures en dépit de siècles de répression. L'homosexualité n'est pas non plus une question morale, mais l'une des orientations sexuelles possibles qui constituent  la sexualité humaine diversifiée. Elle n'est ni meilleure ni pire, ni plus ou moins normale, tout comme le fait d’être  blanc ou noir. Et aucune loi ne peut changer cela. 

Sans réduire la sexualité humaine à la biologie, car c’est un phénomène beaucoup plus complexe, le fait est que discuter si l'homosexualité est « morale » est aussi ridicule que de discuter sur la « moralité »  de la mélanine.

La  discussion n’est pas non plus sur le fait de savoir, comme le voulait l'Église, si on est ou non «en faveur de la famille». Voyez la similitude des arguments: en faveur de la famille, en faveur de la vie. Aucune famille formée par des couples hétérosexuels n'a été lésée par la loi du mariage égalitaire. En tout état de cause, cette loi était «favorable» aux familles jusque-là exclues de la protection de l'État et discriminées de manière injuste et humiliante par la loi.

Il en a été  de même avec le débat sur l'adoption. Avant la loi, il y avait déjà des milliers d'enfants avec deux mamans ou deux papas. Ces familles existaient déjà et il règne un consensus parmi les spécialistes de l'enfance que cela ne posait aucun problème. La seule chose que la loi a changé, c'est que maintenant ces enfants, dont l'existence a été officiellement reconnue, ont les mêmes droits que ceux qui ont un seul père et une seule mère. Sans la loi, ils continueraient d'avoir des parents du même sexe, mais ils seraient laissés sans couverture sociale, droit à l’héritage, etc.

Et qu'est-il arrivé avec la loi sur l'identité de genre? Les opposants prétendaient que le débat visait à savoir s'il était «possible» pour les femmes trans d'utiliser des noms de femmes et les hommes trans, des noms d'hommes, si c’était  «bien» ou «mal», s'ils/elles étaient «vraiment» des hommes ou des femmes . Cette polémique rappelait les mots de Cratyle dans le dialogue classique de Platon sur les noms, quand il dit à Hermogène qu'il ne s'appelle pas ainsi même si c'est le nom que tout le monde utilise pour l'appeler.

Pendant dix ans, jusqu’à l’approbation de la  loi, Marcela Romero a attendu qu’un juge lui permette enfin d'utiliser ce nom sur sa carte d'identité. Mais la discussion n'a jamais portait sur le fait de savoir Marcela s'appelait Marcela. Elle s'appelait déjà ainsi et c'était le nom sous lequel tout le monde la connaissait et le seul qui la faisait réagir quand quelqu'un l'appelait. La loi ne pouvait pas changer cela, mais elle pourrait donner à des milliers de Marcela une CNI portant le nom qu’elles ont eu toute leur vie, pour leur éviter des milliers de problèmes, de désagréments et d’ humiliations même dans des situations aussi simples que d'aller chez le médecin, voter ou chercher du travail. Si la loi n'avait pas été approuvée, Marcela aurait continué à s'appeler Marcela, même si sa CNI ne le mentionnait pas.

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Enfin, la même chose se produit avec le débat - que nous n'avons pas encore eu en Argentine - sur la légalisation des drogues. Tous les arguments de ceux qui s'opposent partent du même mensonge: ils font en sorte que la discussion porte, par exemple, sur la question de savoir si fumer de la marijuana est «bien» ou «mal», si c’ est souhaitable ou non, si nous devons le permettre ou non. Encore un dilemme fictif, comme si l'interdiction empêchait la culture, la transformation, la commercialisation et la consommation de la marijuana. Mais même si elle est illégale, tout le monde sait où, comment, à qui et pour combien acheter un joint. Et la politique d'interdiction n'a en rien fait diminuer la consommation, bien au contraire. Mais elle a provoqué, ça oui, beaucoup de problèmes vraiment sérieux.

Alors, de quoi s’agit-il réellement dans la discussion? Si la marijuana (ou d'autres drogues aujourd'hui illicites) était légale, elle ne serait pas plus consommée qu’actuellement. Beaucoup de données empiriques le confirment dans le monde entier. Mais  elle changerait, par exemple ce qui suit : la marijuana consommée serait de meilleure qualité, grâce à des contrôles, son emballage porterait des informations sur sa composition et ses effets, des règles de commercialisation pourraient être mis en place  - rendant, par exemple, son accès beaucoup plus difficile aux mineurs-, il y aurait une collecte de taxes, les vendeurs ne seraient pas armés, ils ne se tireraient pas dessus avec la police, les organisations criminelles dédiées au trafic feraient faillite, la violence diminuerait et nous dépenserions moins en prisons et en équipements policiers. L'expérience de la «loi sèche» aux USA (Al Capone et d'Eliot Ness, vous vous rappelez ?) Est un bon exemple de ce dont nous discutons vraiment.

Il en va de même pour l'avortement.

Si l'avortement est bien ou mal, est une question intéressante pour la philosophie, la religion ou l'éthique, et on peut continuer à mener ce débat. La discussion sur le moment où la vie commence continuera à occuper ces disciplines et d'autres, comme la biologie. Ce sont des débats très intéressants, mais qui ne seront résolus ni pas la Chambre des députés, ni par le Sénat.

La légalisation de l’avortement  n'a rien à voir avec la possibilité de l'avortement – encore une fois,  je parle d'une donnée empirique incontestable -, ni avec ses implications éthiques, religieuses ou philosophiques. L'avortement est une réalité: des milliers de femmes le pratiquent chaque année, chaque jour, partout dans le monde. Avec une éducation sexuelle pour pouvoir décider et des contraceptifs pour ne pas avoir à avorter, comme l’exigent des milliers de femmes, peut-être le nombre d'avortements diminuera-t-il vraiment, mais leur nombre continuera à être élevé, pour des raisons qui ne dépendent pas du Code pénal.

Ce dont nous parlons est de savoir si les femmes qui veulent interrompre une grossesse pour une raison quelconque et n'ont pas d'argent pour payer une bonne clinique clandestine ou acheter du misoprostol sur le marché,  pourront recourir à la santé publique pour avorter en toute sécurité et ne pas mettre en danger leur santé et leur vie. C'est la seule question qui dépend vraiment de la loi que le Congrès a entre les mains. Les politiciens qui disent être contre la légalisation de l'avortement parce qu'ils sont «pro-vie» sont simplement des menteurs qui recourent à une imposture morale pour éviter un débat politique nécessaire et urgent.

Car si la discussion sur la légalisation de l'avortement n'est pas une question morale, il y a un aspect concret du problème, le seul véritablement lié à la vie réelle, qui devrait provoquer une réflexion éthique sur les politiques de santé publique. L'interdiction de l'avortement n'empêche pas l'avortement ni ne réduit son volume, mais condamne à la mort des milliers de femmes pauvres, en plus de nier un service de santé publique objectivement nécessaire. Et ici il n'y a pas de discussion philosophique qui vaille, ni de controverse morale, religieuse ou biologique sur ces femmes qui meurent : elles sont toutes déjà nées, nul ne doute que ce soit des vies humaines et, dans ce cas, oui, nous pouvons les sauver.

Bruno Bimbi
Traduit par Fausto Giudice pour Tlaxcala,  le réseau international des traducteurs pour la diversité linguistique

 NdT

*Née aux USA en 1973, après la décision de la Cour suprême dépénalisant l'avortement, la Marche pour la vie est devenue mondiale, du Pérou à l'Allemagne. La dernière marche à Washington, le 19 janvier, a ouvert les portes du Paradis aux participants: en effet, l'archevêque de Washington a annoncé que «en vertu de l'autorité accordée par notre Saint-Père, le pape François, une indulgence plénière peut être obtenue dans les conditions habituelles par les fidèles chrétiens qui font  vraiment pénitence et sont mus par la charité, s'ils participent aux célébrations sacrées avec les fidèles rassemblés tout au long de l'événement annuel appelé «March for Life» ». On ignore si cela s'applique aussi aux fidèles argentins: les voies du Seigneur sont impénétrables.

Manifestation devant la cathédrale : Église, ordure, vous êtes la dictature !

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