L'Égypte court dans le mur, et les dirigeants occidentaux font tout pour l’y aider

Abdelfattah Al Sissi, l’ancien général et chef des renseignements militaires, préparé par le ministre de la Défense du président Moubarak pour lui succéder à ce poste stratégique, a préféré prendre  le contrôle de la présidence en organisant un coup d'État en juillet 2013. Dirigeant maintenant le pays d’un main de fer  plus rude que tous les présidents égyptiens qui l’ont précédé, il base sa politique intérieure et extérieure sur le calcul que les puissances occidentales feront tout pour empêcher l'effondrement de son régime - parce qu'elles croient que cela signifierait aussi l'effondrement de l'Égypte . Mais tel effondrement pourrait bien se produire, en grande partie du fait des efforts contre-productifs de ces mêmes puissances.

Ce serait un désastre. Le chaos dans lequel est plongé la Libye voisine a déjà largement démontré le coût pour l'Europe de la faillite d'un État méditerranéen, et la population égyptienne est environ 15 fois supérieure à celle de la Libye. Elle compte plus de trente millions de citoyens vivant dans une extrême pauvreté avec moins de 2 dollars par jour. Si l'Égypte s’effondrait, la catastrophe libyenne pâlirait à côté du  scénario dantesque  d'une immense  armada de boat people quittant les rives égyptiennes pour l'Europe.

Un éventuel raz-de-marée humain  pourrait d'ailleurs aller de pair avec  l'exportation du terrorisme.

La dernière place forte effective de l'Etat islamique est celle de la péninsule du Sinaï, au nord de l'Egypte. Six ans après le début d'une insurrection tribalo-islamiste, les forces de sécurité égyptiennes n’ont pas encore réussi à la soumettre. Dans les autres régions du pays, le terrorisme  a été réduit au cours de l'année écoulée, mais il demeure une menace importante. La contrebande d'armes à travers les frontières avec la Libye et le Soudan reste très active. Al Qaïda est dirigé par l'Égyptien Ayman al-Zawahiri, qui sauterait probablement sur l'occasion d'établir la base principale de son organisation djihadiste sur les rives du Nil, à une confortable distance de frappe des cibles occidentales.

Al Sissi avec Trump et le roi Salman...

Al Sissi avec Trump et le roi Salman...

Les dirigeants occidentaux ont clairement laissé entendre à Sissi qu’ils comprennent l’impact direct que ces deux  catastrophes  auraient sur leurs intérêts nationaux, et qu'ils feront tout ce qui est en leur pouvoir pour soutenir son régime. L’ambassadeur d'Italie a récemment regagné son poste au Caire, et son pays, entre autres engagements, a promis d'essayer de «fournir» plus d'un million de touristes pour contribuer au sauvetage de l'industrie du tourisme égyptienne, qui est en chute libre. Une des implications de ces mesures, parmi d’autres, que fait l’Italie   pour soutenir l'économie égyptienne est que Rome a renoncé à son ambition de forcer le gouvernement de Sissi à coopérer à l’enquête sur les tortures brutales sur la personne de  l'étudiant Giulio Regeni et son assassinat, vraisemblablement par des agents des forces de sécurité égyptiennes.

L'Allemande Angela Merkel a passé avec Sissi un accord de 3 milliards de dollars, similaire à celui qu’elle avait ménagé  en novembre 2015 entre l'UE et le président Erdogan, par lequel la Turquie s’engageait à endiguer le flux des réfugiés vers l'Europe. Dans le cas de l'Égypte, l'« acompte » versé en mars n'est que d'environ un demi-milliard d'euros, mais le principe est le même, à savoir : l'Allemagne vous paiera directement ou par l'intermédiaire de l'UE pour que vous fermiez vos frontières et que vous fassiez tout votre possible pour empêcher l’effondrement du pays.

Pour ne pas être en reste, le président Trump a salué Sissi et s'est engagé à continuer le contrat annuel d'armement de 1,3 milliard de dollars en faveur de l'Égypte. Le seul petit remous qui trouble la relation USaméricano-égyptienne,  par ailleurs idyllique, ce sont les affaires en sous-main de  l'Égypte avec la Corée du Nord, pour lesquelles la récente suspension temporaire de 300 millions de dollars d'aide ne représentait qu'une légère réprimande.

Sissi a ainsi de bonnes raisons de croire qu'il a carte blanche de la part des puissances occidentales pour faire ce dont il a envie, tant que lui et son armée maintiennent la cohésion de l'Égypte.  Il a donc agi en conséquence, intensifiant la répression pour atteindre des niveaux jusqu'alors inconnus dans l'histoire moderne du pays. Pas même le régime dictatorial du président Nasser n'a tué, torturé, emprisonné et privé de leurs droits humains et civiques ses citoyens sur une échelle aussi importante que les graves exactions du régime de Sissi. Washington, Bruxelles, Berlin, Londres, Paris ou d'autres capitales occidentales n’ont pas pipé mot.

Il n'y a pas eu non plus de critique indirecte contre la grande quantité de fonds publics gaspillés par Sissi pour son armée. L'Égypte est devenue le quatrième importateur d'armes au monde. La France est devenue  un important fournisseur de telles armes,  vendant à l'Égypte toute une escadrille de son avion de combat le plus perfectionné, le Rafale, et deux porte-avions. L'Allemagne a jugé bon de vendre des sous-marins à la marine égyptienne, la sixième au monde. L'armée égyptienne, qui compte près d'un million d'hommes d’active et de réservistes, est non seulement la première d'Afrique et du Moyen-Orient, mais aussi la 12e au monde, juste derrière l'Allemagne, l'Italie et la Corée du Sud, pays dont le PIB par habitant représente au moins douze fois celui de l'Égypte.

La voracité des appétits politiques et économiques de l'armée a consumé des ressources qui autrement auraient pu être consacrées au développement du pays – à ses écoles, ses hôpitaux, ses transports, son eau, ses systèmes d’égouts et autres installations. En termes de parts du PIB, depuis 2000, les dépenses de l'Égypte pour ces services essentiels sont  inférieures à celles de tous les pays arabes hormis le Yémen ruiné [par la guerre, NdT].

La population du pays est nombreuse et s’accroît sans cesse, ce qui aggrave encore son déficit en termes d’investissements internes. Les Égyptiens seront plus nombreux que les Japonais et les Russes d'ici 2040. La densité de la population égyptienne, dont environ 95%  vit le long des rives du Nil, dans son delta et près du canal de Suez, pose des défis supplémentaires. Ces régions comptent en moyenne 1 540 personnes au kilomètre carré, contre 500 aux Pays-Bas, le pays européen le plus densément peuplé.

Les dirigeants politiques occidentaux ont toute raison de craindre une éventuelle faillite de l’État égyptien. Ils ont tort, cependant, de soutenir Sissi pour sauver le pays de l'effondrement. L'Égypte est menacée par la mauvaise gestion du pays par les militaires depuis qu'ils ont pris le pouvoir en 1952. Les dépenses extravagantes que fait Sissi pour cette armée et ses projets pharaoniques, comme la construction d'une capitale entièrement nouvelle, se sont traduits par un taux d'inflation supérieur à 30%, la réduction de moitié, du jour au lendemain, de la valeur de la monnaie, et par des taux d'intérêt qui nuisent à l'investissement privé. À mesure que montent  les pressions sociopolitiques, le régime de Sissi se montre de plus en plus répressif, de sorte que, si le couvercle de la marmite saute, les conséquences seront celles-là mêmes qu’on  redoute tant [dans les capitales occidentales].

L'Égypte est en effet trop importante pour qu’on la laisse faire faillite. Mais soutenir le régime despotique de Sissi n'est pas le bon moyen pour la sauver. C'est le moyen d’accélérer et d’intensifier  la faillite que l’on redoute à juste titre.

 

Robert Springborg 
Traduit par Jacques Boutard
Edité par Fausto Giudice