Sans nationalités ni frontières, s’éveille un Kurdistan libertaire

Dans la mémoire des vaincus, les Kurdes s’illustrent par une résistance ancestrale. Les frontières les séparent, Anatolie et Mésopotamie sont leur terre. Les nationalités les distinguent, la culture les unit. Les État-nations ne parviennent pas à les contenir, à les intégrer de gré ou de force, pourtant les Kurdes ne demandent qu’à vivre en paix dans le respect de leur identité.

Certains se lamentent sur le sort du plus grand peuple sans État, sur comment l’introduire dans la communauté internationale pour faire cesser l’injustice. Et voilà que, renversant cette revendication et les affres de l’histoire, ignorant les bons usages de la diplomatie et de la science politique, à l’aube du 21e siècle, de sa prison dans l’île d’Imrali, le « chef », Abdullah Öcalan, dit aux Kurdes que l’État-nation n’est pas la solution de leur malheur, qu’un autre futur est possible. Frontières et nationalités seront ignorées pour construire un monde nouveau, non seulement pour les Kurdes, mais aussi pour tous les peuples du Proche-Orient, tous les peuples de la planète.

Au Rojava, dans le Nord de la Syrie, les Kurdes ont entendu le message. En 2012, l’effervescence de la révolte contre Bachar al-Assad, leur offre l’opportunité d’une révolution dans la révolution pour donner vie au projet d’une démocratie sans État. Mais cette ambitieuse aventure politique doit faire face à bien des difficultés intérieures et menaces extérieures. Parce que « le Kurdistan libertaire nous concerne » (Michael Löwy), il faut connaître ses fondements idéologiques, puis comprendre les ressorts des institutions proto-étatiques mises en place dans une relation incestueuse avec une société civile qui s’auto-organise. Les observateurs voient les Kurdes syriens comme d’intrépides guerriers, alors qu’ils sont davantage encore d’intrépides constitutionnalistes. Contre l’avis de tout le monde, ils se sont mis en marche, affranchis des nationalités et frontières, vers ce qu’ils appellent le confédéralisme démocratique, système fondé sur la commune autonome.

A. Dépasser les peuples sans les nier

Sur le territoire du Rojava vivent divers peuples : Kurdes généralement majoritaires, Arabes majoritaires dans quelques espaces, Assyriens, Chaldéens, Turkmènes, Arméniens, Tchéchènes, Tcherkesses pour reprendre l’ordre du Préambule du Contrat social. Ces populations sont réparties en plusieurs groupes confessionnels et culturels musulmans (sunnites principalement), chrétiens (catholiques et orthodoxes), yézidis et « différentes doctrines », ajoute, prudemment, le Contrat social. Il ne fait pas état de la laïcité, bien que l’idée s’y trouve et qu’elle ne soit pas cachée par ailleurs. Cependant, cette laïcité prend un aspect différent de la nôtre. Les religions n’interviennent pas en tant que telles dans la vie publique, mais la culture, la morale qu’elles portent, souvent liées à une communauté, doivent être prises en considération dans le fonctionnement de la société et les décisions politiques. La communauté est un sujet du droit constitutionnel en Syrie du Nord.

D’une manière générale et plus encore au Proche-Orient, dit Öcalan, « le citoyen ne prend forme que par son appartenance à un groupe, une communauté ou à la société civile ». Ainsi, le principe d’égalité ne dérivera pas vers l’individualisme libéral s’il se combine avec le principe de « l’indissociabilité des droits individuels et collectifs ». Aussi, les minorités, en tant que peuples, groupes, ethnies, communautés – le Contrat social utilise diverses qualifications – doivent être associées, comme telles, à toutes les décisions par leur participation aux instances de la Fédération. Représentées à proportion de leur importance, elles bénéficient de rééquilibrage quand une procédure les défavorise (voir par exemple, ci-dessus, pour la composition du Congrès des peuples démocratiques). Les coprésidences mixtes sont généralement partagées entre les différentes ethnies, mais toujours avec un ou une Kurde. Le principe d’égalité est donc activé par le communautarisme. C’est ce qu’Öcalan appelle « la nation démocratique, un nouveau type de nation qui englobe toutes les entités culturelles, ethniques et religieuses et intègre des communautés urbaines, locales, régionales et nationales organisées en formations politiques démocratiques et autonomes sous la forme politique principale du confédéralisme démocratique. La nation démocratique est, face aux monstres nationaux-étatistes, une nation aux formations politiques et aux identités plurielles, riche de son multiculturalisme. »

Il y a une différence entre ce que l’on entend, en France, par « multiculturalisme » ou « communautarisme » et ce que l’idée communautaire signifie dans la Charte du Rojava ou le Contrat social. Ici, « le communautarisme, c’est l’autre », jamais nous. Là-bas, le communautarisme n’est pas compris comme un repli communautaire, mais comme le droit pour une communauté d’avoir sa propre histoire, sa langue, sa culture…, de jouir de droits et de libertés en conséquence, de manière à vivre en paix et de collaborer pour le bien commun avec les autres grâce à l’auto-administration et l’autogestion. La polyphonie communautaire devient un moyen de lutter contre toute tentation nationaliste, tout développement séparé, toute velléité des uns à dominer les autres. Si le peuple est un signifiant vide, le confédéralisme démocratique lui donne corps par l’agrégation des communautés sans rien perdre de leurs particularités et différences. Paradoxalement, dans le fédéralisme, l’autonomie réunit. Ce n’est pas propre à la Syrie du Nord, c’est un principe du communalisme qui prend, selon les régions du monde, des couleurs différentes.

La nation démocratique ainsi expliquée peut avoir deux applications. Dans la théorie du confédéralisme démocratique, elle est le sang, le vivant ; l’autonomie démocratique en étant l’ossature institutionnelle. Tout en gardant cette philosophie et en la mettant en œuvre de manière pragmatique, aujourd’hui, les responsables de la Syrie du Nord lui font aussi jouer un rôle dans le tableau diplomatique, pour le moins compliqué de la Mésopotamie.

B. Dépasser les frontières sans les nier

La critique de l’État-nation a conduit à renoncer à la construction d’une république kurde indépendante qui ne ferait qu’en reproduire les travers. Le municipalisme libertaire comme le confédéralisme démocratique se développent sans souci des frontières des États. Chaque entité territoriale adhère à la confédération sans référence nationale. Cependant, la réalité conduit à deux correctifs.

Le premier est temporel. Dans une première phase, si un État reconnaît à une entité territoriale régionale le droit de pratiquer sa conception de la démocratie, à son tour, cette entité reconnaîtra la frontière internationale de l’État. Elle développera sur son territoire, si tel est son projet politique, l’auto-administration politique et l’autogestion économique. C’est le canevas de la constitution turque d’Öcalan, c’est la proposition que le Contrat social fait à la Syrie. Il sera bien temps, dans une deuxième étape, de penser comment les autonomies démocratiques dans cet État et au-delà se confédéreront au mépris des frontières.

Le second correctif est diplomatique, motivé par la résolution du conflit en Syrie. Le confédéralisme démocratique et son projet de société sans État ont tout lieu d’affoler les différents protagonistes internationaux, que ce soient les quatre pays directement intéressés ou les Russes et les Occidentaux. Ils ont compris son ambition, mesuré ses capacités sur le terrain, et craignent la contagion. N’y aurait-il pas là le foyer d’un nouveau mouvement révolutionnaire international ? Dans le subtil jeu diplomatique du moment, les Kurdes et leurs alliés doivent rassurer, et le projet de nation démocratique, présenté comme protecteur des droits des peuples dans un système fédéral, est acceptable au moins pour les Russes, maîtres du jeu. C’est pourquoi, les autorités et diplomates de la Fédération ne parlent jamais de « confédéralisme démocratique », chargé idéologiquement, mais toujours de « nation démocratique » dans le cadre d’une « Fédération de la Syrie démocratique unie », est-il écrit dans le Préambule du Contrat social qui ajoute : « c’est la solution optimale ».

À la différence des Russes, les Turcs et les Iraniens sont fortement opposés à cette solution fédérale pour se préserver d’une même revendication d’autonomie de leur population kurde. Les Américains louvoient, prêts à laisser tomber les Kurdes de Syrie, comme ils le font généralement de leurs alliés locaux. Initialement rétif à cette hypothèse, le gouvernement syrien de Bachar al-Assad mollit sous la pression des Russes. Son ministre des Affaires étrangères, Walid al-Mouallem, a déclaré, fin septembre, que « le gouvernement syrien est ouvert aux négociations avec les Kurdes au sujet de leur demande d’autonomie dans le nord de la Syrie ». Les Kurdes, bien que trouvant tardive la proposition, se sont déclarés « prêts à négocier ». Pour faire bonne mesure, Assad souffle le froid : « La Syrie […] pourrait cibler les Forces démocratiques syrienne [Kurdes et alliés] après la défaite de l’État islamique », fanfaronne-t-il le 7 novembre 2017.

Conclusion : la confiance n’exclut pas la critique

À supposer qu’un compromis soit possible avec l’État syrien, ce dont tous les responsables politiques kurdes ne sont pas convaincus, que la Syrie du Nord ne soit pas abandonnée à deux psychopathes, Erdoğan et Assad, enclenchant une nouvelle guerre civile à l’issue incertaine, pour l’un comme pour l’autre, que la paix revenue, la Fédération démocratique de la Syrie du Nord devienne une entité territoriale autonome au sein d’une République fédérale et démocratique syrienne aux pouvoirs restreint à certaines fonctions régaliennes, quels seront l’avenir du Rojava et l’évolution de l’autonomie démocratique ? Plusieurs hypothèses peuvent être émises.

Les tenants du pouvoir en Syrie du Nord veulent le conserver et n’ont ni la volonté, ni l’intention d’enclencher le processus de dissolution des institutions proto-étatiques vers le confédéralisme démocratique. Au contraire, ils verrouillent les institutions et amendent le Contrat social vers plus d’État. Alors, dans un événement paradoxal, la société civile se révoltera-t-elle, au nom du confédéralisme, contre les gouvernants et un parti issus de ses rangs ? Contre un État du Rojava devenu hostile ? Les « Communards » de Syrie chercheront-ils à appliquer les stratégies d’Öcalan et de Bookchin pour substituer la commune des communes autonomes à l’État régional kurde ?

Les autorités sont confrontées à d‘insurmontables problèmes internes et internationaux. Elles se résignent à opter pour une sorte de social-démocratie libertaire, une république sociale respectant les libertés publiques, protégeant les identités ethniques, maintenant l’égalité des genres, développant la participation des citoyens à la vie politique avec une dose de démocratie directe, encourageant l’économie sociale. Elles pérennisent le Contrat social. Après tout, cela ne serait déjà pas si mal au Proche-Orient. Le risque, plusieurs fois signalé, est qu’un État, serait-il fonctionnel, toujours tente de se renforcer, de reprendre au peuple ce qu’il lui a cédé. La présence d’un puissant parti, même bien intentionné, simplement parce qu’il est un parti, conforte cette crainte.

Les autorités et le peuple développent le réseau communal qui assure de plus en plus les fonctions dévolues à l’État, l’économie sociale entre en concurrence avec le marché capitaliste et le marginalise, en un mot, les institutions proto-étatiques abandonnent progressivement leurs prérogatives pour se mettre en sommeil. Le PYD renonce à tout contrôler. Le processus s’inscrit dans ce qui est parfois appelé « troisième voie ». Municipalisme libertaire et confédéralisme démocratique se construisent graduellement selon le plan de Bookchin et d’Öcalan. Le commandant du Centre d’entraînement international des YPG, Cihan Kendal, résume :

« Ce n’est ni l’idée anarchiste d’abolir l’entièreté de l’État immédiatement, ni l’idée communiste de prendre le contrôle de l’entièreté de l’État immédiatement. Avec le temps, nous allons organiser des alternatives pour chaque partie de l’État contrôlée par le peuple, et quand elles fonctionneront, ces parties de l’État se dissoudront.»

Pour le moment, pourquoi ne pas faire confiance aux responsables et aux peuples du nord de la Syrie ? Ne garder à l’esprit que la dernière hypothèse, avec les réserves et critiques constructives que chacun peut apporter selon ses convictions ? Expérience unique, elle mérite d’être soutenue par tous ceux qui, à travers le monde, aspirent à un changement de société pour en finir avec la domination et l’aliénation du couple fusionnel État-capital. Adaptable localement, la fédération des communes autonomes est une chance pour socialisme. La dernière peut-être.

Pierre Bance

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