Marche pour le climat : on ne se bat pas pour la nature, on est la nature qui se défend.

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Ici j'ai voulu aller marcher pour le climat sous la pluie, dans les rues d'une ville que je ne connais presque pas. Pas encore. Sans pancarte, sans banderole et sans connaître personne. Manteau noir et chemise rouge, bonnet noir et capuche noire puisque la couleur des habits qu'on emporte est devenue elle aussi un langage.

Première épreuve, il fallait remonter deux rangées de Master Renault, ceux des CRS aux gyrophares bleus. Sur chaque trottoir ils sont en armes, le casque encore à la ceinture avec matraque et masque à gaz. Mais le premier drapeau que j'aperçois au devant, de l'autre côté des gyrophares, c'est celui des antifascistes, rouge et noir brandi très haut par-dessus les visages d'inconnus.

Je parle d'abord à une vieille dame venue en gilet jaune avec son chien qu'elle tient en laisse. Dans son dos elle a écrit «GILET JAUNE ET ÉCOLO - POUR UN ISF VERT - POUR UN SMIC VIVABLE». Le chien aussi est affublé d'un gilet jaune, sur lequel sa maîtresse a inscrit «POUR SAUVER LE CLIMAT, TOUS GREVISTES DE LA CONSOMMATION».

La marche n'a pas encore commencé et je partage un café avec Eliane, qu'elle tire de son thermos enrubanné de rubalise. Elle est ardente, Eliane, quand elle me parle elle veut savoir ce que j'écris dans mon carnet, si je suis journaliste moi aussi. Je lui réponds que non, aucun journal n'a jamais voulu de ces trucs que j'écris et elle me dit Tant mieux, je préfère ça, j'aime pas beaucoup les journalistes. Je lui dis que j'écris des histoires où j'essaie de raconter la vie de ceux que je rencontre, et aujourd'hui la vie d'Eliane, venue avec son chien marcher pour la planète.

Elle prononce le mot COLERE presque à chaque phrase et j'ai envie de l'écouter, mais elle s'arrête pour engueuler une jeune femme portant un grand carton où elle a recopié une phrase de Victor Hugo : C'EST DE L'ENFER DES PAUVRES QU'EST FAIT LE PARADIS DES RICHES. Je lui demande pourquoi elle a choisi cette phrase, si elle est prof de français et d'où elles se connaissent, elle et Eliane.

On parle sous la pluie, un peu en avant du cortège, dans ce no man's land qui sépare les bataillons de CRS du service d'ordre d'Alternatiba, en gilets verts. J'écoute l'histoire de la jeune femme, ses trois semaines de lutte depuis qu'elle a rejoint les gilets jaunes. Elle me raconte qu'une autre vie a commencé pour elle et qu'elle a quitté son mec au deuxième jour. Qu'il se foutait trop d'elle depuis qu'elle passait ses nuits debout à boire des bières et du café à l'entrée d'une zone commerciale où depuis des années elle allait faire ses courses sans jamais se poser de questions.

Valérie me dit que c'est la deuxième fois dans sa vie qu'elle se rend compte que sa pensée n'existait pas, à moitié endormie dans l'ennui d'une vie prévisible. La première fois c'était en terminale, son premier cours de philo et quand elle s'est arrêtée prendre un café sur un barrage de gilets jaunes, c'était pareil, la paralysie de sa pensée avait cessé et elle s'était sentie vivante, engagée d'un seul coup et beaucoup plus en vie que la veille.

Je lui demande si elle veut bien que j'écrive ce qu'elle m'a raconté, parce que j'aime bien son histoire et elle me dit qu'elle est d'accord, à condition qu'elle puisse lire, elle la première. Je note encore deux phrases entre guillemets puis je lui tends mon carnet ouvert sous la pluie, le papier est mouillé et mon écriture ne se lit pas facilement, sauf certaines phrases qu'elle a prononcées et que j'ai recopiées en majuscules. Elle sourit. Elle me dit c'est OK, je lui passe mon stylo et elle inscrit son e-mail pour que je puisse lui envoyer mon histoire.

La marche continue. Je remonte le cortège jusqu'aux rangs de ceux qui sont venus en noir, énervés, en colère eux aussi, visage masqué et j'écris ce qu'ils hurlent. «ET UN, ET DEUX, ET TROIS DEGRÉS, UN CRIME CONTRE L'HUMANITÉ». Ils sont jeunes, l'âge de mes enfants et je parle avec Enzo parce qu'il porte une pancarte différente, quinze mots écrits sur des flammes peintes en rouge. Une seule phrase qui me fait réfléchir, belle et profonde. ON NE SE BAT PAS POUR LA NATURE, ON EST LA NATURE QUI SE DÉFEND. Je lui demande si cette phrase est de lui, il me dit qu'elle provient à un écologiste italien. Qu'il l'a seulement traduite en français mais qu'il me la donne, si je veux.

Et je veux, oui. Enzo merci à toi. J'aime cette phrase qui a le même effet sur moi que la philo sur Valérie. Au stylo noir à l'intérieur d'un carnet rouge. On ne se bat pas pour la nature, on est la nature qui se défend.

Tieri Briet, le 10 décembre 2018

Né en 1964 dans une cité de Savigny-sur-Orge où il grandit à l'ombre d'une piscine municipale, Tieri Briet vit aujourd'hui à Arles, au milieu d'une famille rom de Roumanie dont il partage la vie et le travail. Il a longtemps été peintre avant d'exercer divers métiers d'intermittent dans le cinéma et de fonder une petite maison d'édition de livres pour enfants. Devenu veilleur de nuit pour pouvoir écrire à plein temps, il est aussi l'auteur d'un récit sur les sans-papiers à travers les frontières, « Primitifs en position d'entraver », aux éditions de l'Amourier, de livres pour enfants et d'un roman où il raconte la vie de Musine Kokalari, une écrivaine incarcérée à vie dans l'Albanie communiste, aux éditions du Rouergue. Père de six enfants et amoureux d'une journaliste scientifique, il écrit pour la revue Ballast, Kedistan et L'Autre Quotidien, et voyage comme un va-nu-pieds avec un cahier rouge à travers la Bosnie, le Kosovo et la Grèce pour rédiger son prochain livre, « En cherchant refuge nous n'avons traversé que l'exil ». 

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