Afrin • Un peu de retenue, que diable ! par Daniel Fleury

La désinformation a déjà commencé sur l’attaque du canton d’Afrin au nord de la Syrie. La sacro-sainte objectivité journalistique voudrait que l’information ne prenne pas parti. Mais utiliser le vocabulaire et les sources d’Erdoğan, qu’est-ce donc ?

“La Turquie s’en prend aux milices kurdes d’auto-défense du PKK à sa frontière syrienne… Rappelons que le PKK figure sur la liste européenne des organisations terroristes… bla bla bla” ou encore “La Turquie défend sa frontière contre la menace kurde…”. “Cette région située à la frontière entre la Turquie et la Syrie est dominée par la milice kurde du Parti de l’Union démocratique, considéré comme ‘terroriste’ par Ankara.” écrit à son tour une consoeur du Monde aujourd’hui dimanche. Je me dois de m’y attarder un instant.

Je ne sais pas pourquoi, cet article du Monde respire une sorte de parfum qui me fait penser à la condescendance méprisante qu’ont longtemps eu les Turcs blancs kémalistes de l’intelligentsia d’Istanbul à l’égard du petit personnel venu d’Anatolie profonde. Les Kurdes, pourtant chassés en majorité même de la conduite des taxis jaunes, et relégués comme porteurs sur les marchés, seraient-ils devenus si peu fréquentables, qu’il faille qu’une journaliste française leur accole l’étiquette “considérés comme terroristes” à tout bout d’article ? Les guillemets n’y changent rien. Surtout que dans le même article, elle ne peut s’empêcher de relativiser la mobilisation de soutien improvisée à Kadıköy, rive asiatique du Bosphore, s’empresse-t-elle d’ajouter, sans doute pour souligner qu’elle connaît bien les lieux. Et citer comme source Yeni Şafak, torchon national, ou l’agence officielle Anadolu (la voix de son maître), n’est pas pourtant de première objectivité, puisque voix de l’agresseur. Bref, à vouloir ne pas chercher de sources auprès du mouvement kurde, on finit par servir Erdoğan, dans sa politique de désinformation, ou docilement ronronner ce que veut entendre la macronienne direction de son journal. Ha Marie, si tu savais… Mais c’est vrai aussi que le CHP kémaliste a clamé ce soir “nous sommes derrière l’opération d’Afrin”… Bon, là dessus et pour en finir, je m’en vais aussi plagier Erdoğan “Ô Monde, qu’est-ce que tu racontes sur notre Turquie ?”

En Turquie, c’est le “pour la défense de la Nation” qui emporte la palme dans la presse “alliée”, et c’est la lutte contre le terrorisme aux frontières de la “Nation” qui l’emporte au final, justifiant ainsi le budget de guerre 2018 hors normes validé par le Parlement docile.

Car cette offensive turque dite “Rameau d’olivier” est en prolongement de l’irruption passée de chars à Jerablus, dans le dos des combattants des Forces Démocratique Syriennes et des YPG en leur sein, alors en pleine offensive contre Daech, et en progression vers Raqqa aujourd’hui libérée. Erdoğan a, par tous moyens, toujours, émis l’idée de la “zone tampon” en Syrie, pour garder un corridor ouvert et empêcher toute jonction des cantons de la partie fédérale du Nord. Tantôt en proposant à la coalition d’y installer ensuite des réfugiés, tantôt en armant des milices qu’il avait lancé jadis contre Assad, et qu’il compte retourner contre la Fédération démocratique, plus large aujourd’hui que le simple Rojava.

Tout le monde sait que dans cet enchevêtrement géo-politique, où intérêts régionaux et impérialismes se conjuguent contre tout projet qui donnerait force à une gouvernance autonome en appui sur une réelle collaboration de toutes les composantes de la mosaïque de Mésopotamie et au delà, les Etats-nation en crise ont plus volontiers le soutien des prédateurs internationaux.

Mieux vaut aujourd’hui un Bachar ou un Erdoğan, ou leur relève autocratique et autoritaire si besoin, qu’un projet de paix basé sur la collaboration politique des peuples de la région, aux yeux des puissances à volonté hégémoniques, pour garder la maîtrise des richesses en énergie fossile, et les têtes de pont militaro-politiques qui vont avec.

"Combattants de l'Armée Syrienne Libre s'apprêtant à traverser la frontière pour entrer en Syrie, à Kirikhan, Turquie". La légende de cette photo signée Furkan Arslanoglu/Depo Photos via AP aurait pu ajouter qu'il s'agit de combattants d'Al Nosra/Al…

"Combattants de l'Armée Syrienne Libre s'apprêtant à traverser la frontière pour entrer en Syrie, à Kirikhan, Turquie". La légende de cette photo signée Furkan Arslanoglu/Depo Photos via AP aurait pu ajouter qu'il s'agit de combattants d'Al Nosra/Al Qaeda (!) armés par la Turquie et désormais entièrement sous son contrôle. On pourrait se demander aussi comment et pourquoi ces "Syriens libres" passent par la Turquie pour entrer en Syrie attaquer les forces kurdes. C'est assez fort d'utiliser les terroristes certifiés indiscutables d'Al Qaeda pour "protéger la Turquie" du danger que représenteraient pour ce grand pays les "terroristes" kurdes du YPG, qui viennent précisément de chasser de Syrie les terroristes certifiés indiscutables de Daesh. 

Iran, Arabie, Turquie riment chacun avec leurs alliés et fournisseurs occidentaux. Daech, en grande partie militairement vaincue, grâce à la “chair à canon kurde”, il faudra maintenant passer à la table du grand partage, et cela demande encore de se débarrasser du projet politique né au Rojava, et pour la nième fois, mettre au pas l’ensemble du mouvement d’autonomie kurde.

Le référendum malheureux, lancé par le leader Barzani en Irak en 2017, qui eut pour conséquence un retour aux frontières de 2003 pour l’entité kurde d’Irak, avait déjà ligué toutes les forces internationales contre le mouvement kurde. La deuxième phase, soigneusement préparée, et au vu et su de tous par Erdoğan, s’enclenche avec Afrin.

Les forces russes ont en principe la maîtrise du contrôle aérien dans cette partie, en collaboration avec les coalitions anti-Daech. Les bombardements de l’aviation turque se font pourtant sans interdictions apparentes, et se poursuivent. Trump a perdu son téléphone…

Et c’est alors qu’apparurent les puissances occidentales. Elles appellent en choeur à “agir avec retenue“.

Point trop n’en faut… Quand même… “Les forces kurdes ont tiré plusieurs roquettes sur Reyhanlı, la ville turque de la région du Hatay de l’autre côté de la frontière. Une personne a été tuée et 32 blessés ont été admis à l’hôpital de Reyhanlı selon le maire de la ville, Hüseyin Şanverdi…” (source Le Monde). Donner les chiffres côté Afrin serait de la propagande, je m’abstiens donc.

Les chaînes d’info françaises font service minimum pour l’instant, en sous-titres des pages sport.

Attendons-nous à une désinformation, où la notion de bon kurde opposé au méchant PKK va être la règle. Lors des massacres des deux dernières années au Kurdistan turc, la mort des populations n’a-t-elle pas été due aux “milices d’auto-défense” et à une “guerre perdue du PKK”, même source mondialisée d’alors…

Kobanê fut en son temps symbole de la première victoire contre Daech, et de la force donnée à un projet en Syrie Nord. Erdoğan veut faire d’Afrin le coup d’arrêt de cette promesse d’avenir. Les populations kurdes, assyriennes, arabes… les réfugiés… les défenseurEs des libertés en Syrie Nord, vainqueurEs de Daech, ont besoin d’un soutien urgent, au delà de vagues tractations du Conseil de Sécurité. Elles ont droit à l’auto-défense, sans se faire qualifier de terroristes…

Face à ces urgences, je ne vous salue pas Marie…

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Daniel Fleury, le 22 janvier 2018

Cette chronique vient d'être publiée par nos amis du site d'information sur la Turquie Kedistan, dont Daniel Fleury est un des animateurs. Nous le.s remercions de nous laisser partager leurs analyses et informations dans L'Autre Quotidien. Car comme le rappelle Daniel Fleury dans cette chronique : "dire que ce qui se passe en Turquie “secoue inévitablement l’Europe entière“, et vice-versa, ne se lit pas que chez l’écrivaine Aslı Erdoğan, mais dans la réalité des vingt dernières années."