Théâtre des entichés : le droit d'asile, ça trump énormément

Dans les méandres et les reniements du droit d’asile à la française tel qu’il se pratique de nos jours.

LE DOUANIER (montrant la boîte de médicaments) – C’est quoi ça ? Pourquoi vous avez ça ?
AMIR – C’est rien, monsieur. C’est des médicaments. C’est pour ma sœur.
LA DOUANIÈRE – Si on n’a pas d’ordonnance, c’est interdit.
LE DOUANIER (à Amir et Leïla) – Vous avez l’ordonnance ?
Amir et Leïla se regardent, interloqués.
LA DOUANIÈRE – Pas d’ordonnance, pas de médicament.
La femme range le médicament dans un sac plastique.
AMIR – Madame ! On a besoin du médicament. C’est pour ma sœur. C’est important.
Leïla machinalement s’avance, paniquée.
LE DOUANIER – Madame, vous reculez ! Vous reculez tout de suite ! Je vous ai demandé qu’est-ce que c’est que ça ??
LEÏLA – S’il vous plaît.
LE DOUANIER (la poussant brusquement) – Vous reculez, Madame !
LEÏLA – Monsieur c’est
AMIR (s’approchant de l’homme) – Oh, doucement avec ma sœur !
LE DOUANIER (criant presque et cherchant des yeux la sécurité) – Vous ne me touchez pas, Monsieur !
LA DOUANIÈRE – Sécurité ! Sécurité !
Un agent de sécurité fonce sur Amir, le met à terre, les mains derrière le dos.
LEÏLA – Non, y’a pas de problème, Monsieur ! (en boucle)
Le douanier la saisit et la met à terre, mains derrière le dos.

Dès la première scène de l’acte I, le ton de « Provisoire(s) » est donné. Création de plateau conduite par Mélanie Charvy avec l’assistance de Millie Duyé, pour la jeune troupe de théâtre des Entichés, ce traitement polyphonique brutal des méandres et des vicissitudes du droit d’asile à la française, par la seule vertu de ses mots et de ses didascalies, laisse déjà plus qu’entrevoir les corps malmenés ou meurtris et les âmes fatiguées ou déchirées des personnages principaux de la pièce, frère accompagnant sa sœur sur la route de l’exil depuis le Maroc pour échapper à un mariage forcé, agent d’accueil de France Terre d’Asile épuisé et sa femme professeur démoralisée de français – langue étrangère, agente de préfecture et son petit ami haut chargé de mission du ministère de l’Intérieur, ou encore directrice surchargée d’un centre de rétention qui ne l’est pas moins.

VIEILLE AGENT DE LA PRÉFECTURE – Oui, l’écoute, c’est très bien… Ce qu’on attend avant tout de vous, c’est d’être capable d’une grande rapidité d’analyse. Il ne faut surtout pas vous laisser déborder par l’histoire personnelle des gens. Vous verrez, ils essaient toujours de vous attendrir pour obtenir les formulaires ou pour que leur dossier passe plus vite. Vous devez être capable de mettre une distance fondamentale. Dernière chose : ici, on se serre les coudes. Pensez en termes d’équipe. Il n’y a jamais d’erreur de la part de vos collègues. Seulement des différences d’appréciation. Vous comprenez ?

Dans le dédale des palinodies et des renoncements, des adaptations et des mesquineries, des replis tactiques et des reniements stratégiques, des logiques productivistes et budgétaires qui s’imposent chaque jour un peu plus à la simple humanité, Mélanie Charvy a su réinventer vivement un théâtre de combat, vigoureux et ne s’en laissant pas conter, véhiculant une saine véhémence en évitant toute simplification outrancière, traquant avec ferveur et habileté les contradictions d’un système surchargé et trop souvent abandoniste, et rendent ainsi une justice toujours plus actuelle à la phrase de Bertolt Brecht qui forme la devise de la compagnie Les Entichés : « Celui qui combat peut perdre, mais celui qui ne combat pas a déjà perdu ».

MARIE – Bonjour à tous. J’espère que vous avez réussi à vous reposer cette nuit, la journée s’annonce difficile. Hier, nous avons dû gérer une arrivée massive. La situation n’a pas changé pendant la nuit. Tous les centres de rétention parisiens sont blindés, il n’y a pas de transfert possible, on va devoir gérer au mieux. Du coup, j’ai été obligée de repenser l’organisation interne. Alors, François et Mathilde vous continuez à éplucher les dossiers des reconduites. Il faut accélérer la cadence, on ne s’en sortira jamais sinon

La troupe des Entichés sera à la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris) le mardi 28 mars prochain à partir de 19 h 30 pour une lecture-discussion autour d’extraits de « Provisoire(s) » et de textes d’Arno Bertina et d’Erri de Luca, en présence de France Terre d’Asile et d’Arno Bertina.

Mélanie Charvy

Mélanie Charvy

Provisoire(s) de Mélanie Charvy, éditions les Entichés
coup de cœur de Charybde2
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