Officiellement vieux, par Didier Lestrade

J'ai vu passer des articles ou des hashtags avec des jeunes qui se disaient officiellement vieux à partir de 25 ans et je comprends la logique, c'est l'âge où, normalement, on se sent obligé de plonger dans le monde adulte, même si on en n'a pas très envie. Il existe aujourd'hui une nouvelle dilution de l'idée de vieillesse avec, chez les gays notamment, une définition du daddy qui commence dès 35 ans. À partir de cet âge, on est dans la catégorie des breeders, mariage gay ou pas. Il y a quelques années encore, la définition de daddy s'appliquait surtout à des hommes de 40 ans ou plus. Entre ceux qui ne veulent surtout pas vieillir et ceux qui sont dragués précisément pour leur âge (les DILF et les MILF), on est tous des adulescents, même quand on s'approche de la retraite. C'est pas très drôle et comme personne en parle ouvertement, je vais faire comme d'habitude : raconter.
 

Aujourd'hui j'ai 58 ans et ce n'est plus la peine de me voir comme un daddy, je suis officiellement un vieux. On peut se mentir jusqu'à 57 ans, c'est un joli chiffre, mais à 58 ans, on a pratiquement 60 ans et on bascule dans une période de la vie qui n'excite personne, à part quelques gérontophiles  - et on leur dit super merci quand on a la chance d'en rencontrer. La seule chose positive de la soixantaine c'est la retraite mais c'est encore trop tôt et puis je n'ai jamais fait confiance à la société pour subvenir à mes besoins. Pire, quand on a été séropositif la majeure partie de sa vie, atteindre cet âge est  miraculeux mais on est en plein complexe du survivant.
 

Encore une fois, je me trouve quelques années en avance sur la plupart de mes amis. La majorité d'entre eux viennent d'atteindre la cinquantaine ou ils s'en approchent (les autres sont presque tous morts) et ils sont inquiets de ne plus être dragués nulle part, ils sont invisibles dans les bars ou dans la rue, personne ne se retourne sur eux. Leur libido a changé, la solitude est réelle, le corps commence à montrer ses limites. On parle souvent de la crise de la quarantaine, qui est déjà la première vraie confrontation philosophique de l'existence (est-ce que j'ai encore de la morale, suis-je un pourri de la société, combien de personnes ai-je trahi pour en arriver là?) mais la cinquantaine c'est vraiment plus cruel. On espère encore mais toute la vie vous ramène en arrière, et le pire c'est qu'il ne faut surtout pas donner l'impression d'être nostalgique ou aigri. Sentimentalement, on admet que certains rêves ne se réaliseront pas avant la mort. Parmi ces rêves, il y a les plus beaux.
 

Le seul groupe militant LGBT que je regarde ces jours-ci, c'est celui de GreyPride. Pour la première fois en France, on commence enfin à se poser les questions importantes sur l'exclusion des seniors et la récente disparition de Thérèse Clerc  a encore mis l'accent sur ces vieux militants et vieilles activistes qui ont contribué à améliorer la société d'aujourd'hui. Quand on a vu Les Invisibles, on reste émerveillé par l'acuité de ces personnes qui ont changé le monde tout en s'amusant. Mais au sein de la société ou de la communauté LGBT, il n'y a rien de prévu, en France encore moins qu'ailleurs. C'est un autre combat nécessaire qui est l'illustration d'une communauté que l'on ne veut pas voir vieillir. Les gays font comme si ça n'existait pas, le reste de la société nous regarde avec vengeance et ironie. C'est comme la fable de La Fontaine : ah ouais, c'est sûr, vous les homos, vous savez faire la fête mais ça rigole moins quand on est à la retraite hein?
 

Dans mon cas, je suis parvenu à traverser la dernière décennie en me retranchant à la campagne parce que c'est beaucoup plus facile d'y vivre sans être confronté tous les jours à la compétition amoureuse et sociétale de la ville. Je l'ai déjà écrit dans ce livre, personne ne vous regarde vieillir à la campagne, et même si on est seul, il y a énormément de choses dans la nature qui vous disent, au contraire, que vous êtes à la bonne place. Je ne pourrais absolument pas vivre à Paris ou dans n'importe quelle grande ville et je n'envie pas particulièrement certains de mes amis et amies qui continuent de faire la fête à Berlin ou qui voyagent à travers le monde pour aller voir tel ou tel musée ou une plage qui est la plus belle. Je suis réellement dans la décroissance, c'est ma seule réponse face à la sauvagerie de la société actuelle qui prend une tournure politique qui nous écœure un peu plus chaque jour, il suffit de regarder ce qui est posté quotidiennement sur FB ou Twitter. Comme moi, les gens sont furieux de voir ce qui se passe, le cynisme est arrivé à un niveau sans précédent et je vous assure qu'on a vu des choses atroces pendant les décennies précédentes.
 

L'année prochaine, je prévois de quitter la maison que je loue depuis 14 ans et qui m'a abritée contre toutes les tempêtes. Mon jardin est arrivé à maturité, il n'y a pas grand-chose que je pourrais changer et je fonctionne souvent par cycle de 15 ans. Je suis resté à 15 ans à Act Up, 13 ans à Libé et à Têtu, je commence à voir le pattern. En vieillissant, cette maison est devenue trop grande, je reçois beaucoup moins d'invités, je n'ai plus besoin de 3 chambres. Vieillir, c'est aussi réaliser que l'on a besoin de moins de place, j'étais effrayé par mon père qui voulait quitter sa ferme pour un pavillon et finalement je vais finir par faire la même chose. Je veux m'enterrer, littéralement, dans un coin encore plus paumé de la campagne et ça m'excite plus de brûler des ronces que sortir en boite. Ça devient lassant d'expliquer qu'à 58 ans, vous êtes définitivement le mec le plus vieux dans le club ou la rave, que vous voyez dans le regard des kids quelque chose qui touche à l'effroi. J'ai déjà connu ça avec la maigreur du sida, je n'ai pas envie de le revoir sous MD, non merci. J'aurais rêvé être une sorte de Douglas Coupland, John Waters ou Gus Van Sant de la communauté gay, entouré de kids artistes ou juste de jolis branleurs mais ma carrière est très loin d'avoir atteint ce sommet, il faut dire que c'est plus difficile quand on a passé sa vie à lancer des alertes que les autres ne voulaient pas entendre.
 

Le seul truc qui me fait chier, et je crois que 58 ans est le bon moment pour l'annoncer, c'est que je ne crois plus au rêve de l'amour. Dans tous mes livres ou mes chroniques, j'ai décrit ce que je voulais, encore et encore, j'envoyais toujours le même message. J'ai attendu, j'ai cherché, j'ai espéré. Je voulais voir chez moi un kid qui comprendrait la nature. Mais ce n'est jamais arrivé. En fait, je suis aussi venu à la campagne pour ça : faire un nid qui intéresserait quelqu'un. Le jardin, c'était aussi pour cet homme. La terrasse, c'était pour les amis mais aussi pour l'amour. La rivière en bas, c'était pour l'été mais aussi pour le sexe. Et au bout de toutes ces années ici, j'ai fini par comprendre que ça n'intéressait pas mes mecs. Plus que ça : ils trouvaient ça joli, mais ils ne sortaient pas de la maison. Bon, il se trouve que je tombe toujours amoureux de mecs de moins de 30 ans et donc on pourrait mettre ça sur un décalage générationnel. Pourtant, je sais, au plus profond de mon être, que ça existe, des jeunes gays qui ont envie de regarder un artichaut qui fleurit, avec plein d'abeilles et de papillons et d'autres bêtes dessus, qui ont envie de couper du bois ou désherber un potager, faire de jolis bouquets ou passer des heures à regarder les étoiles. Je ne peux même pas dire que je suis tombé sur des mauvais numéros, j'ai réellement aimé ces jeunes, je les aime toujours et on est restés bons amis. Mais mon rêve était de trouver quelqu'un qui serait content de venir passer ses week-ends ici, ou le temps qu'il voudrait, se changer l'air de la ville, apprendre les légumes, ramasser les fruits, rentrer le bois, mettre ses mains dans la terre, travailler à deux.
 

Le premier passait son week-end ou ses vacances avec l'ordi sur les genoux. Il fallait que je le supplie de sortir de la maison pour aller au soleil. D'ailleurs il ne sortait pas s'allonger si je ne mettais pas une jolie couverture sur la pelouse. Il avait peur des bêtes. Il ne se baignait pas à la rivière, et pourtant elle est propre et peu profonde. Le second était plus curieux et il aurait pu apprendre davantage sur le jardin mais il m'a plaqué au bout de 6 mois. Pas le temps de faire quoi que ce soit. Super. Le troisième avait, lui aussi, son ordi sur les genoux. Mais toute la journée. Non stop. Il ne supportait pas le soleil. Quand on allait à la rivière, lui aussi ne se baignait pas. Il passait l'après-midi sur le rocher à lire. Sans parler. Là j'ai vraiment commencé à me dire qu'il y avait un sérieux problème avec la nouvelle génération et son rapport à la nature, surtout quand on voit leurs délires poétiques sur Tumblravec des paysages de montagne et des mecs barbus stratégiquement posés dans le cadre, des cabanes au fond des bois, les bandes de mecs qui sautent dans les rivières, etc. Tous ces kids étaient nés en milieu périurbain et il fallait démystifier tout ce qu'ils avaient vu dans les films d'horreur sur la vie dehors. Enfin, le dernier est pareil (mais on n’est pas BF hein). Si on baise une fois dehors au soleil, c'est comme si c'était une faveur exceptionnelle, dans le genre "bon on l'a fait t'es content" et lui aussi a peur de me suivre dans la rivière. C'est vraiment pas comme si j'étais un baroudeur de la nature ou un caporal des travaux manuels! Je ne suis pas du tout à forcer les gens à aller se promener. Je les  laisse vivre comme ils veulent, avec leur putain de portable, je les invite juste à profiter du soleil et de l'air pur, sachant qu'ils le regretteront quand ils seront rentrés à Paris. Je suis né à la campagne mais j'ai passé 30 ans à Paris, faut pas oublier. Je suis le plus citadin de mes frères. Mais c'est désespérant de passer plusieurs années avec quelqu'un et de le quitter sans qu'il puisse faire la différence entre un cèdre de l'Atlas et un cèdre du Liban.

 

Avec l'âge, on devient très émotif. Cette fragilité de l'âge ressemble à une condition cardiaque, on n'a plus la force d'affronter les problèmes des autres. Alors que c'est précisément ce que les amis trouvaient chez moi : une attention à leurs problèmes, et les conseils qui allaient avec. J'ai aidé plein de gens dans ma vie mais là, avec ce qui se passe en France, la toxicité de ce gouvernement, je me sens submergé. Les fenêtres d'opportunité ne cessent de se refermer et elles ne s'ouvriront pas politiquement avant longtemps. C'est tellement affreux de voir ce pays se déchirer sur le racisme, moi qui rêvais de vivre avec un homme différent, prolo, noir, métis, arabe, whatever. 
J'ai 58 ans, né en 58, et encore, sous la Quatrième République. 

Talk about being old school.

Didier LESTRADE


Journaliste, écrivain, activiste de la lutte anti-Sida et militant engagé dans le domaine des droits des homosexuels,  Didier Lestrade est le co-fondateur d'Act Up Paris et du magazine Têtu. Vous pouvez le retrouver sur son site et sur Twitter