A la rencontre de Santoka, le clochard céleste et zen

Il en est de la lecture comme de l’amour, le premier émoi transforme à jamais le regard que l’on porte sur le monde. Aujourd’hui, un homme tombe amoureux d’un recueil de haïkus au point de ne plus pouvoir s’en séparer.

Santoka

Santoka

On peut tout avoir - métier, appartement, situation, même faire fortune en devenant une gloire éphémère du Net - et se défaire de tout après lecture de haïkus. 

«Le point de départ de cette histoire est l’achat coup de cœur, il y a vingt-deux ans, d’un livre couleur papier kraft paru chez Moundarren sous le titre Zen saké haïku. Avec sa reliure de corde blanche cousue main et ses pages qui semblaient tapées à la machine, l’objet revendiquait son étrangeté. Ce n’était pas malhabile. Ses trois sujets étaient encore plus ésotériques à l’époque qu’aujourd’hui, et le montrer si nettement ajoutait au mystère de cette étrange sainte trinité de sages, d’ivrognes et de poètes qu’il invoquait.

«Des trois sujets, je n’avais encore pratiqué que le saké, dont j’aimais la tiédeur un peu fade, et la très spécifique qualité d’attention, aiguë et détachée à la fois, qui venait toujours avec son deuxième flacon. Il reste pour moi associé à la pluie, qu’il m’avait fait aimer pour la première fois, un après-midi de déluge où je m’étais réfugié dans le premier restaurant venu, un des premiers «japonais» de Paris. Avant lui, la pluie me semblait seulement un inconcevable ennui mouillé. Je pouvais donc, comme ce livre m’y invitait, concevoir le voisinage du saké avec quelque chose de l’illumination, comme je voyais le zen à l’époque, de très loin.

«Et le haïku ? J’aimais l’idée de cette forme, si brève et franche, d’égrener ses sentiments. Lire un recueil de haïkus, c’est découvrir quelqu’un en quelques phrases. Une forme élégante de speed dating. On aime ou on n’aime pas. Celui qui les écrit est à peine un écrivain. Du moins tel que nous le concevons. Il est d’abord quelqu’un qui s’exprime sous le coup d’une émotion, c’est-à-dire presque tout le monde. Aucun plan d’ensemble, surtout pas de pensée. Ses mots semblent surgir du néant sous le coup d’une impulsion électrique pour aussitôt y retourner, des traces d’oiseaux sur une page blanche, envolés sitôt venus. Puis d’autres traces. Et d’autres encore. A la fin, une précipitation de choses plutôt banales que mystérieuses, mais qui l’ont suffisamment touché pour qu’il ait envie de les noter avant qu’elles ne disparaissent. Il est donc comme un ami qui vous laisserait, par indifférence ou envie de partager, lire par-dessus son épaule tandis qu’il griffonne sa vie.

L’enfance de l’écriture

«D’où la trompeuse illusion, la même que celle des sots devant les dessins de Picasso, qui en reviennent toujours à dire qu’un enfant pourrait en faire autant (ou eux, mais ils ne le font pas), qu’un haïku soit à peu près n’importe quoi de court, sans queue ni tête, et écrit par un crayon. Il n’est pas faux de dire que le haïku est l’enfance de l’écriture, mais ce n’est jamais une écriture d’enfant. Après avoir lu quelques pages, Santoka, le parfait inconnu que l’éditeur créditait pour le livre, me semblait déjà un ami, à coup sûr sage et tout fou comme un vieil enfant, et je crois que c’est la raison pour laquelle, après avoir d’abord reposé ce livre, que je trouvais cher et un peu trop bizarre, et quitté la librairie, je suis revenu sur mes pas, et avec lui chez moi. Zen saké haïku devait rejoindre beaucoup d’autres livres aimés, dans une maison qui en était pleine. Je rangeai alors le livre parmi les siens : un mélange de Gongora, de poètes soufis et d’atlas de géographie.

«Le danger est que certains livres se refusent à rester à leur place, et s’insinuent dans nos vies, toujours plus, à mesure qu’on les relit. Dès l’instant que des phrases entières nous restent en tête, nous ne sommes plus seuls. Elles sont devenues nous, et nous, elles. Un nouveau moi naissait en moi, qui faisait de plus en plus sien ces bribes violentes d’une autre vie, vécue si loin et en de toutes autres circonstances. Santoka et moi, dans l’appartement haussmannien, au-dessus d’un boulevard parisien, dialoguions, lui ombre étrange, et moi aussi, me sentant aussi déplacé que lui dans mes meubles, mes habitudes, tout mon être. Ce n’est absolument pas une bonne idée de suivre Santoka. Néanmoins, c’est un des rares écrivains qu’on ait envie d’être. Le seul personnage de son œuvre, c’est lui. On peut se voir Don Quichotte, personne ne se projette Cervantès. Rêver d’être K., mais pas Franz Kafka. Aimer le Soulier de satin mais, surtout, ne pas vouloir être Claudel.

Le chant des grenouilles

«Mais Santoka est tout entier ce qu’il est. Si l’on aime ce qu’il écrit, c’est qu’on a senti ce qu’il dit, qu’on peut le trouver quelque part en soi, soudain le voir surgir, comme une évidence, une certification mutuelle, parce qu’il n’y a rien d’autre derrière les mots - une émotion partagée d’âme à âme, ou le désastre. Le haïku est impitoyable pour cela. Il n’y a pas dedans tous les niveaux de lecture qu’on dit pour justifier son squelettisme. On sent le ploc dans l’eau de la fameuse grenouille de Bashô, ou on ne le sent pas - personnellement, je ne le sens pas. Je ne connais que la grenouille disséquée du lycée, l’horreur. Et le chant de milliers de grenouilles la nuit, dans les rizières d’Inde, mon bonheur. Celle de Bashô, qui plonge au moment d’un haïku, le plus célèbre («Un vieil étang/ une grenouille plonge/ le bruit de l’eau»), me parle comme un papier peint. C’est tout l’un ou tout l’autre. On y est ou on n’y est pas, et c’est sans question. Lire avec bonheur dix de ses haïkus, c’est se reconnaître en lui, et c’est une expérience forcément troublante, parce que le miroir est cassé depuis l’origine.

«Je sentais la poussière. Mon confort tombait en poussière. Je suis parti un jour avec Santoka, qui tenait compagnie dans un sac à quelques vêtements, et j’ai fermé la porte sur quinze ans d’une vie en tout point confortable et heureuse, mais pas heureuse-heureuse, comme dans la confirmation du bleu de Santoka, que je mets plus haut que celui de Klein. Quoiqu’il y ait un rapport entre les deux : comme dans la fameuse photo d’Yves Klein, il s’agit ici de se jeter par la fenêtre en embrassant le ciel. Ou, comme dit le zen, de se tenir par les dents à un mât de cent pieds de haut, et d’ouvrir la bouche. «Un puissant désir de vivre», avait dit Santoka, un jour de vent dans les montagnes. J’ai encore son livre, qui a fini par voyager autant que son auteur. A différents moments, chaque fois qu’il s’est agi de quitter un royaume, que j’en parte ou que j’en sois exilé, je suis parti avec lui, et à peu près le même sac de presque rien.»

Anne Diatkine