La morale du travail au service du capitalisme, ou pourquoi tant de gens détestent "les assistés"

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C’est déjà dur d’être les plus pauvres. Et encore plus dur d’être condamnés par d’à peine moins pauvres, manipulés par les gouvernements et les partis de droite, qui les ont persuadés que vous êtes, avec bien sûr les “étrangers”, les responsables de leurs difficultés, par votre paresse ou incapacité de travailler. C’est évidemment une des raisons pour lesquelles les mouvements de salariés ont tant de mal à mobiliser les chômeurs, les plus précaires et les quartiers populaires. Ce qu’ils finissent par regretter, dès qu’ils commencent à compter les manifestants, sans pour autant aller jusqu’à remettre en cause leur ambivalence de fond envers “ceux qui ne travaillent pas”, si manifeste dans les forums de discussion des Gilets jaunes, où ceux d’entre eux qui votent Rassemblement National ne déguisent pas leur rancoeur envers ceux qu’ils appellent les “assistés”, et leur refus des aides ou allocations, chômage compris (!), partageant entièrement le discours de Macron sur “les incitations à travailler”, alors même qu’ils dénoncent l’injustice sociale et réclament sa démission. Ce qui donne une bonne idée de ce qui attend les plus pauvres en cas d’une victoire de Le Pen. Rien de bon.

En premier lieu, une question préalable se pose : pourquoi en est-il ainsi ?

La réponse la plus tentante pour la gauche est que cet état d’esprit si répandu au sein de la population toutes classes confondues résulte de la propagande gouvernementale et de la manipulation à laquelle elle donne lieu.

Il y a du vrai dans cette assertion, mais elle ne suffit pas à rendre compte de l’ampleur du phénomène.

La classe politique s’appuie sur cet état d’esprit négatif chez ses électeurs et électrices pour justifier ses mesures vexatoires et le très faible montant des prestations qu’elle leur verse... en prétendant que c’est pour les inciter à « se replacer » sur le marché de l’emploi et pour soulager les finances publiques. Air connu...

Le plus ironique dans cette situation réside dans le fait que beaucoup de prestataires pensaient ainsi aux aussi avant de perdre leur boulot et de devoir recourir au régime d’aide sociale une fois leur période d’assurance-chômage épuisée. La honte les ronge et les paralyse en proportion du mépris dont ils sont l’objet.

Quand le régime d’aide sociale a été mis sur pied en 1969 dans la foulée des dernières réformes de la Révolution tranquille, il s’est immédiatement heurté à l’idée indéracinable chez les gens que chacun et chacune est responsable de son sort, de sa réussite comme de ses échecs professionnels. Cette réforme attaquait sans le vouloir la morale du travail prévalente au sein de la population. Une morale qui a traversé les récessions et reculs sociaux ayant marqué les décennies 1980, 1990 et 2000. La multiplication des exclus et exclues d’un marché de l’emploi de plus en plus rétréci n’y a rien changé, ce qui semble surprenant de prime abord. Il vaut la peine de s’attarder à ce phénomène.

Les motifs de cette façon de voir relèvent plus de l’anthropologie et de la culture sociale générale que d’intérêts économiques particuliers propres à des groupes dominants : en effet, les travailleurs et travailleuses qui détiennent un emploi auraient objectivement tout intérêt à se solidariser avec leurs confrères et consoeurs déclassés qu’à les dénigrer, ce qui n’est guère le cas.

En simplifiant beaucoup, on peut avancer qu’autrefois sous l’Ancien régime, l’oisiveté relative était au contraire une valeur prisée par l’aristocratie : vivre noblement était la marque de toute personne qui était « bien née ». Elle consacrait son temps aux relations sociales, à la gestion de son domaine et aux arts dans certains cas. Les seules activités professionnelles valorisées étaient la carrière militaire et l’administration publique.

On laissait avec un certain dédain le commerce aux bourgeois et autres gens d’affaires.

Quant aux occupations manuelles, agriculture et artisanat, elles constituaient le lot du petit peuple, plus ou moins méprisé par les bourgeois et carrément par les nobles.

Lorsque d’aventure quelqu’un arrivait à s’élever dans l’échelle sociale et à se joindre aux rangs de la noblesse, il s’empressait d’adopter son mode de vie et ses valeurs. Comme aujourd’hui un employé qui fait un « coup d’argent » fait pareil par rapport à la classe moyenne supérieure.

Mais avec les révolutions libéralo-démocratiques américaine et française de la fin du dix-huitième siècle et les autres du siècle suivant, les choses ont profondément changé. La noblesse et la monarchie absolue ont perdu leur pouvoir politique, la généralisation progressive du droit de vote a remplacé le statut de sujet par celui de citoyen et à la faveur de l’industrialisation (tout d’abord en Angleterre, ensuite dans une partie de l’Europe et aux États-Unis), les valeurs bourgeoises de l’effort individuel, du sens des affaires et de la légitimité du profit se sont imposées comme étalons de la réussite sociale et individuelle.

L’apparition d’une classe ouvrière moderne toujours plus nombreuse, laquelle dépendait dorénavant entièrement de son salaire a renforcé la morale du travail en dépit des conflits qui ont opposé prolétaires et capitalistes. Les premiers jugeaient qu’ils ne recevaient pas leur juste part des fruits de leur labeur, alors que les seconds trouvaient qu’ils leur en accordaient déjà trop.

En même temps, une abondante petite-bourgeoisie croissait en proportion de l’expansion économique et elle aussi adhérait à la notion de morale du travail.

Tout ceci était inévitable dans des sociétés de plus en plus productivistes et animées par l’idéologie libérale de la promotion individuelle.

Le caractère irréversible de l’industrialisation devint un fait accompli dans la plupart des pays ayant connu ce processus à la fin du dix-neuvième siècle et durant la première moitié du vingtième. La morale du travail servait de ciment idéologique à tout cet édifice social, en particulier dans les États protestants et dans une moindre mesure dans les États catholiques. Cette posture morale pourrait se résumer de façon lapidaire par la formule suivante : « Qui ne travaille pas ne mange pas ».

C’est dans ce contexte politico-idéologique encore dominant de nos jours pour l’essentiel que se situe le problème du mépris envers les malheureux prestataires de la si mal nommée « sécurité du revenu ». Ils constituent des perdants incarnés et renvoient au visage de notre société ses échecs et ses failles économiques. Il est politiquement rentable de les présenter comme des ratés, des tricheurs, des incapables et des parasites. Les politiciens et politiciennes atteignent le comble de la duplicité quand ils prétendent vouloir les sortir de leur triste condition en essayant de les transformer en main d’œuvre à bon marché, alléguant pour ce faire que mieux vaut un emploi mal payé et pénible que le maintien de la personne dans la dépendance financière de l’État. Et bien des gens applaudissent à ce discours, même si au fond d’eux-mêmes ils savent qu’ils saluent l’exploitation. Les plus acharnés sont les employés à modeste ou faible revenu, qui retirent l’impression de bosser en partie pour entretenir des parasites et des escrocs.

Quand un ou quelques prestataires se font pincer pour une somme gagnée clandestinement, en dehors des règles du système restrictif qui leur est imposé, on crie au meurtre !

Mais depuis une quarantaine d’années, sous l’impulsion du rétrolibéralisme, dernier avatar en date du capitalisme, le marché du travail a subi de brutales mutations où l’emploi permanent à vie (qui s’était imposé durant les « Trente glorieuses » de 1945 à 1974) a perdu du terrain, au profit de l’emploi précaire ; le chômage, formel ou larvé s’est répandu. L’oisiveté forcée se répand mais sans remettre en question, du moins pour l’instant, la fameuse morale du travail. Il faut ajouter aussi que l’hédonisme a la cote depuis la décennie 1960, en particulier depuis celle de 1970, ce qui a affaibli quelque peu la rigueur de la morale austère du travail. Cet hédonisme se maintient encore maintenant, malgré le « retour de flammes » du conservatisme économique et social des années 1980 et 1990.

L’exclusion sociale ne présente plus la même figure que celle d’autrefois, ne serait-ce qu’en raison de la mise sur pied de mécanismes de stabilisation du revenu (assurance-chômage et sécurité du revenu), lesquels permettent au moins de survivre, en dépit des sérieux reculs subis depuis la décennie 1980.

On peut même prévoir que le travail salarié à temps plein va continuer à se raréfier au fil des innovations technologiques et des récessions. Il faudra dès lors se pencher sur tout le problème de l’exclusion d’une masse fluctuante mais considérable de la force de travail. On devra façonner un aménagement social convenable pour ces gens provenant de bien des horizons professionnels (les précaires et les sans emploi), souvent plus instruits que leurs lointains prédécesseurs.

Dans cette optique, les prestataires de la sécurité du revenu considérés comme aptes au travail (qui ont cumulé divers statuts sociaux, de travailleurs en emploi à celui de travailleurs sans emploi) nichent au coeur des bouleversements sociaux entraînés par le capitalisme depuis plus d’une génération.

CONCLUSION

Le « social » fonctionne selon le principe des vases communicants, comme on le sait (ou qu’on devrait le savoir) : la pauvreté comporte des effets néfastes sur la santé, autant psychologique que physique, la réduction du pouvoir d’achat des pauvres nuit à l’économie en général et le niveau des pensions de vieillesse influence la santé des personnes âgées.

C’est dans ce contexte qu’apparaît tout le problème de la sécurité du revenu. Les prestataires endurent l’effet des restructurations économiques sans avoir leur mot à dire sur ces transformations fondamentales. À la prochaine récession, leur nombre va encore une fois exploser. Ce qui va poser de manière encore plus aiguë qu’auparavant toute la question brûlante des inégalités sociales. Les prestataires de la sécurité du revenu ressemblent au canari dans la mine : des indicateurs involontaires des perversions économiques qui nous menacent.

Comme nous le mentionnions plus haut, l’oisiveté forcée d’une masse de précaires et de sans emploi annonce peut-être l’avenir du travail dans nos sociétés : sans revenir au dénigrement élitiste du travail salarié de l’ancienne aristocratie, il se pourrait bien qu’au gré des problèmes sociaux et d’improvisations politiques, on renoue à la longue avec une certaine revalorisation d’occupations autres que le boulot salarié, d’autant qu’avec les progrès de la technologie informatique, beaucoup de travaux seront désormais accomplis par des machines sophistiquées (dites « intelligentes »). La contribution humaine se situera peut-être à un autre niveau puisque les gens sont beaucoup plus scolarisés qu’autrefois, y compris plusieurs prestataires de la sécurité du revenu.

Terminons sur un proverbe chinois :

“Quand le sage montre la lune du doigt, la personne intelligente regarde la lune, l’imbécile le doigt.”

Jean-François Delisle