Parti pris de tout autre chose par Claro

La poésie griffue d’un tout autre parti pris de la matière. Somptueux et drôle dans sa noirceur même, urgent dans ce qu’il montre et démontre derrière le sommeil de l’ordinaire.

Secret du couteau
Il y a un secret du couteau, comme il y a un secret de l’eau, des pommes, du renoncement. Mais le secret du couteau gît au-delà du couteau, c’est tout juste s’il naît dans son manche et frémit dans son tranchant. Il faut aller le chercher plus loin, plus haut, peut-être dans un muscle particulier de l’avant-bras qui n’entrerait en action, ne s’animerait que lorsque les doigts se sont refermés sur l’ustensile destiné à devenir arme. Accepte le couteau qu’on t’offre, et en échange donne à ton tortionnaire une pièce qu’il ira dépenser au café – sans toi. Déjà chez le boucher tu as vu ce que la bête en pensait. Ta paume y prend plaisir, pourtant. C’est, avant tout, une forme et un poids que tu éprouves, comme un jouet ancien dont tu feins d’ignorer l’usage. De tout temps brandi. De tout temps abattu. La gorge l’invite, le cœur le réclame, et chaque tendon guette son jugement. Si tu pouvais refaire le monde, n’en doute pas, tu débuterais ton entreprise par une forge, tu frapperais le métal en ahanant comme il se doit. Ton existence s’enfonce dans le songe d’une matière vive, et quelque chose en toi rêve de fines tranchées. Le seul mot de sacrifice te donne des fringales de coupe. Lame : oui, c’est cela. Te voilà tout entier défini dans le reflet de ce mot clair.

Bien que le couteau, le lit, la conserve, la bougie, la passoire, la bûche, l’ampoule, l’assiette, le clou et bien d’autres objets (ou non-objets, on le verra) semblent d’abord inviter à un très pongien parti pris des choses, c’est pourtant bien à « Tout autre chose » que nous invite ce recueil de Claro, publié chez Nous en août 2023. Cinquante-deux brèves proses, il pourrait ainsi y en avoir une prête à bondir chaque semaine de l’année : car c’est bien de bondir qu’il va s’agir, ici, les objets, leurs reflets et leurs éventuels concepts dérivés ne sont pas sages, oh non (les citations de Lucrèce et de Kafka placées en exergue de l’ouvrage nous auraient alerté si nécessaire). À l’opposé du supposé modèle objectif du poète qui, à défaut de pouvoir vivre près de Bar-sur-Aube, s’était efforcé de mourir à Bar-sur-Loup, et en un détournement qui est loin d’être uniquement facétieux (à l’image de ceux d’un certain Chino, même juvénile – Christian Prigent n’est pas si loin lorsque l’on parcourt les lignes de « Le silence en soi », page 61), « Tout autre chose » n’hésite pas une seconde à se faire dangereux et funèbre, poursuivant dans plus d’un interstice le travail du formidable memento mori que constituait « Sous d’autres formes nous reviendrons » en 2022 (« Vie et mort du coussin », à la page 25, en constitue d’ailleurs un rappel authentique) : les matières de Claro (car c’est bien de vie matérielle qu’il s’agit avant tout, comme en atteste la table presque éponyme, en fin d’ouvrage, soigneusement identifiée comme telle par Pierre Vinclair, dans sa chronique sur Sitaudis, à lire ici), une fois sorties de leur ordinaire, peuvent trancher, couper, étrangler, estourbir, mais en tout cas fréquemment menacent, et toujours inquiètent (et vous rappellent au passage la duplicité du chandelier ou de la clef anglaise qui hantaient le Cluedo de nos enfances, dans le petit salon comme dans la bibliothèque). pPour cette entreprise toujours polysémique qu’est la poésie, il faut prévoir un jeu de filtres spécifique à l’entreprise en cours : ici, accepter, cultiver même, que derrière le parti pris des objets et des choses rôdent la violence et la mort (présence qu’illustre dans toute sa plénitude le terrifiant « Fragilité du visage », page 48).

Caprices de la passoire
Ne laisse pas suspendue en plein vent cette chose dont tu ignores jusqu’à la provenance ! Trop tard. Enhardi par l’absence d’eau, ce caque absurde devient, ainsi brandi, un crible redoutable qui transforme le flux invisible de l’air en rayons de vide ! C’est faire le mal que d’offrir à la nature cet ustensile qu’une main d’homme rendit perméable. À l’instar de la peau dont tu vantes un peu partout, sans trop réfléchir, la délicieuse porosité et la possible résilience, ce monstre de passoire prendra plaisir à singer ton doux destin. Toi qui redoutes les percées, tu n’as pas vu venir le trou et sa pluralité. À travers le filtre métallique de ce convexe confessionnal migrent et transmigrent les innombrables particules des pensées que tu n’as pas su mettre en gelée.
Souviens-toi cependant du temps où cette coquille quadrupède, rouge ou jaune tu ne sais plus, mais ferme, solide, une fois campée dans la fosse de l’évier, aspirait par sa foule d’orifices les alluvions que tu refusais à tes aliments. Une forme d’amour, aveugle ou sourd, s’incarnait dans cette opération qu’en sus tu répétais, confiant dans les vertus purgatives de l’itération. Aujourd’hui, en elle et par elle, passe sans discontinuer le sable cru de la tempête, en hommage ironique à ton incohérence. Presse tes lèvres dans le chinois, écrase ta joue sur le tamis – tout passera.

Dans sa belle chronique pour En attendant Nadeau, Laurent Albarracin (à lire ici) souligne à juste titre la part d’hostilité à l’humain qui sous-tend cette prise de pouvoir potentielle par les objets, déclenchant comme naturellement un jeu (à la fois proprement ludique et rudement physique) autour de l’auto-dénigrement (la parution quelques mois plus tard, en janvier 2024 de « L’échec – Comment échouer mieux » – dont on vous parlera prochainement sur ce même blog – ne nous surprendra donc pas totalement – au-delà même du patient travail beckettien de scansion effectué par Claro, tout particulièrement dans un recueil critique succulent tel que « Cannibale lecteur », en 2014). Le critique inspiré en déduit cette belle phrase, que ne renierait évidemment pas non plus Henri Michaux : « Claro, en se faisant le phénoménologue inquiet de ce qui l’entoure, nous montre une humanité qui vacille sur ses gouffres ». Cité un peu plus haut, Pierre Vinclair n’en est pas très éloigné non plus, lorsqu’il insiste sur l’apprentissage ici du trébucher plutôt que du marcher, et sur la chute – en l’espèce – salvatrice : cette fois, nous tangentons avec bonheur la grande vox clamans in deserto d’Albert Camus comme l’étonnant Bas Jan Ader mis en scène par Thomas Giraud.

Suprématie du caillou
Sur la femme enterrée dont la tête dépasse, tu le lances ; dans ta bouche qui te sert à pérorer, tu le roules : pas de doute, le caillou est cette âme pétrifiée qui fait de toi un homme de la peur. Sur l’eau tu le lances pour qu’il se dandine, dans le puits tu le lâches pour mesurer le temps que met le temps à disparaître : pas de doute, il te sert d’otage. S’il tombe du ciel, tu inventes un dieu, que tu coules alors dans le béton de la foi. Mais dans la forêt de tes craintes, une fois semé, le caillou se change en miette et les oiseaux t’escortent puis t’égarent puis te becquettent. Ta tombe est là, froide, à peine creusée. Il en faudra des tas, de cailloux, pour qu’à la fin tu laisses une stèle que les pluies se chargeront de polir. Tu entends ce bruit ? C’est le marteau du cantonnier, qui rit, d’avance.

Fausse volupté des gants
Au voleur, on tranche une main ; à celui qui a froid, les deux. Il s’agit là bien entendu d’une diversion. Sainte horreur de la main nue, perçue soudain non plus comme un membre articulé, utile, apogée prosthétique de l’évolution, mais comme une monstruosité tantôt velue, tantôt tavelée, dont les tendons semblent dotés d’une vie propre, quasi inerte mais propre. Des araignées charnues et amputables, dont on sait fort bien ce qu’elles peuvent, veulent, tant les obsèdent la strangulation et la palpation, à intensité égale, toutes activités à l’opposé de la construction d’une cathédrale ou du façonnage d’un buste.
Les gants, donc. Leur silence, leur hypocrisie, même si, en fin de compte, ils redoublent, voire démultiplient, l’épouvante qu’ils sont censés dissimuler. Seul le chirurgien, que l’illusion du chevreau ne séduit plus, les enfile comme les dépouilles d’autres mains, prêtes à recevoir la rouge bénédiction du corps entrouvert, transformant sans malice l’expression « prendre des gants » en son contraire, puis les ôtant d’un claquement définitif qui rappelle le bruit d’une porte se refermant sur une main prise sur le fait.

Même lorsqu’il semble s’en défendre – ou feindre une certaine indifférence -, la poétique développée par Claro au fil des ouvrages est éminemment politique. Flagrante dans les monstrueux (au beau et fort sens du terme) « Livre XIX » et « CosmoZ », ne se souciant pas fondamentalement de se tapir dans la prose poétique (songez à « Tous les diamants du ciel » ou à « Crash-test ») ou dans la poésie en prose (« Comment rester immobile quand on est en feu ? » comme pierre de touche), cette politique témoigne en permanence d’une volonté au travail, de plus en plus manifeste sans doute au fur et à mesure que l’œuvre avance. Postulat illustré en profondeur, ici plus que jamais : le langage est une affaire sérieuse, mais c’est en le jouant à la légère, en virevoltant, qu’on nous le démontre le mieux (que ce soit jadis dans « Madman Bovary » ou dans « Dans la queue le venin », que ce soit ici dans « Idéologie bancale du verre », page 28). Il faut transformer le cliché de l’association immédiate provoquée par l’objet réputé jusqu’alors anodin en construction inédite, ayant néanmoins toujours la force de l’évidence jusque là dissimulée : c’est la question que posait « Hors du charnier natal », et c’est à cela qu’invitait en substance « animal errant, retour d’abattoir ::: » : le poète comme inventeur de grottes paléolithiques à la pertinence toute contemporaine (voyez « Le fin mot de fleur », page 43).

Sans qu’il s’agisse jamais, directement, de fustiger, c’est bien ici que la langue des objets, choses et matières intervient : avec un immense talent, Harry Parker (« Anatomie d’un soldat », 2016) déconstruisait et reconstruisait son lieutenant britannique mutilé en Afghanistan par le témoignage de choses sans parti pris, montrant justement un aveuglement ; Claro, par le truchement de tout autre chose – avec un autre parti pris, bien évidemment -, exhibe la matière qui berce (« Non mais tu t’es vu quand t’as consommé ? ») et le mot qui endort (celui de la publicité et propagande : dormez tranquilles braves gens, tout va bien, il n’y a pas d’urgence – à part celle de la dette et du dividende, éventuellement) : les matières et les paroles de « Tout autre chose » ne sont justement pas de celles qui cajolent dans l’inaction, révélant au contraire avec un sourire gentiment narquois tout ce qui nous guette pour nous faire la peau, pas toujours métaphorique, et c’est aussi ainsi que l’ouvrage se révèle indispensable.

La poche, magie noire
La poche, à l’instar de l’arrière-pensée, appartient à la famille des trappes. Souvent percée, ou du moins toujours recelant en elle la possibilité du percement, la folie du trou. La main s’y dissout, les pièces de monnaie y rouillent, la cigarette s’y délite, et même le petit objet sacré, quel qu’il soit, perd de son aura, oui, aucun fétiche, une fois tripoté dans ce bas-fond, ne résiste au climat de perdition qui règne ici-bas. On pourrait y oublier des grappes d’idées sans que ça prête à conséquence. Poche de mort, poche de merde, poche de peu de viande, où l’espace se détend et se contracte à la façon d’un poumon de pendu, alors qu’en faire ? Que lui confier qui n’y pourrisse aussitôt ? Nous avons parfois, dans la poche du cerveau, des miettes de vie sur lesquelles nous aimerions bien pouvoir poser un doigt humide afin de les ramener à la lumière, ce par quoi nous prouvons notre indécrottable naïveté. Tu as des yeux (pour voir et ne pas voir) ? Tu possèdes donc, à leur aplomb, ridées de gris, d’autres sortes de poches, guère différentes de celles qui empèsent ton gilet, où s’incrustent et se minéralisent les reflets de toutes ces choses que tu n’as pas su regarder. Une doublure ? Certes, mais tu comprends assez vite qu’au lieu de limiter la casse cette invention exacerbe les puissances de la disparition. Car, comme toi, la poche peut facilement se retourner.

Hugues Charybde, le 3/042024
Claro - Tout autre chose - éditions Nous
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