Découvrir la B.D. taïwanaise épisodes 3 & 4

Pour ce troisième volet du dossier, partons à la découverte des éditeurices et libraires de Taiwan pour en savoir plus sur le marché du livre en 2023 avec ses acteurs. Certains de leurs titres arrivent en France, d’autres sont déjà traduits, cette partie met l’accent sur la bande dessinée contemporaine et ses perspectives avec les points de vue de PeiShan Huang (Slowork Publishing), de Aho Huang (Dala), Sacha Pei-chih Lee (Fisfisa Media).

PeiShan Huang est l’éditrice de Slowork Publishing, une jeune maison dont pas mal de titres sont ou vont être publiés en France prochainement

Comment définiriez-vous votre catalogue ? Est-ce qu’il est représentatif de la BD taïwanaise ?

PeiShan Huang : Nous avons deux lignes éditoriales chez Slowork : « Newave » qui propose des romans graphiques basés sur le réel, et « Neworld » qui présente des bandes dessinées de fiction, principalement axées sur l’anticipation. L’idée est d’offrir un regard à la fois sur le passé et le présent, tout en anticipant l’avenir.

Le catalogue de Slowork se distingue par son caractère unique à Taïwan. La majorité des bandes dessinées dans cette région adoptent davantage le style manga avec un contenu plutôt commercial. Chez Slowork, nous collaborons avec des auteurs qui possèdent un style personnel, et je conçois notre catalogue comme un ensemble visant à dévoiler une vision authentique de l’Asie.

Depuis une 15e d’année, les artistes taïwanais sont très actifs, comment est perçue cette nouvelle génération ?

PeiShan Huang : Culturellement, elle est à la fois fortement influencée par le Japon et l’Europe, ce qui se reflète dans la création de styles assez fusionnés et assez libres. Les artistes femmes sont assez présentes, et le sujet de la sexualité est important.

C’est une génération qui s’éveille politiquement et qui recherche une identité pour les Taïwanais. Beaucoup d’entre eux ont suivi des études en beaux-arts et pratiquent le dessin depuis leur enfance, mais parfois, ils manquent d’expérience de vie.

Comment se porte le marché de la bande dessinée chez vous ?

PeiShan Huang : 99 % des ventes proviennent de mangas japonais (ou 97 %, je ne me rappelle plus exactement, mais c’est en tout cas un pourcentage élevé). Les créations taïwanaises ne sont pas très visibles dans le pays, mais récemment, quelques œuvres ont réussi à attirer un public plus large. De plus en plus de collaborations entre les écrivains et les artistes contribuent à cette tendance. Par exemple, Tender Is the Night est écrit par une scénariste taïwanaise de théâtre très connue. Gao Yan a réalisé les illustrations pour Haruki Murakami, ce qui a permis à beaucoup de personnes de la connaître.

Le roman graphique est encore peu connu, avec peu de créations, et il y a un manque de traductions en langue chinoise. Dans les librairies, ils sont souvent mélangés avec des illustrations, même si les libraires ne les connaissent pas bien.

La ministre de la Culture et la TAICCA déploient beaucoup d’efforts, ce qui est utile et entraîne actuellement des changements. Cependant, l’énergie du secteur privé, telle que celle de la librairie Mangasick et du Festival de BD «ManMan» que le dernier à organisé, est peut-être plus marquante à mes yeux.

On découvre de plus en plus en France, la BD taïwanaise (T-manga ou graphic novel), quelles sont sa spécificité et ses forces selon vous ? 

PeiShan Huang : Tout d’abord, il y a un mélange entre le monde de l’Asie de l’Est et celui de l’Occident. Deuxièmement, une liberté totale sur le choix des sujets. Troisièmement, la bande dessinée « taïwanaise » inclut non seulement des Taïwanais, mais aussi des Hongkongais comme Lau Kwong Sing, des Brésiliens comme Lucas, et des Malaisiens, Chinois, etc. qui vivent ici ou qui ne peuvent pas publier ailleurs pour diverses raisons.

Tout cela a créé une richesse.

Vous avez plusieurs titres traduits en France, dont 2 nouveautés en janvier, comment vous envisagez les prochaines années ?

PeiShan Huang : On va commencer un nouveau chemin tout en préservant les anciens, axé sur la puissance de la nature. Nous continuerons à publier avec des auteurs talentueux qui ont déjà travaillé avec nous, tels que Pam Pam Liu, Ding Pao-Yen, Zhou Jian-Xin. Le marché international devient de plus en plus important pour nous, mais c’est nous qui allons apporter une nouvelle vision au monde. Nous ne suivrons pas le monde.

Aho Huang est l’éditeur de Dala, une maison d’édition taïwanaise dynamique qui a la particularité de proposer de nombreuses traductions de BD européennes à son catalogue 

Comment définiriez-vous votre catalogue ? Est-ce représentatif de la bande dessinée taïwanaise ?

Aho Huang : Dala, créée en 2003, publie 6 à 8 titres de bandes dessinées chaque année, proposant de la BD et du roman graphique à Taiwan.

Les créations originales de notre catalogue sont certainement représentatives de la bande dessinée taïwanaise et nous avons déjà plus d’une dizaine de titres en français ! 

Des assassins de Chen Uen, Mes Années 80 de Sean Chuang (lire son interview), Le Petit Vagabond de Crystal Kung, Somnolences, de Pei-hsiu Chen, ROOM, par 61Chi et YAN, de Chang Sheng, à paraître chez Glénat à Angoulême 2024. 


Depuis une 15e d’année, les artistes taïwanais sont très actifs, comment est perçue cette nouvelle génération ?

Aho Huang : Trois tendances sont très intéressantes : 
– Les magazines papier disparaissent et le fanzine devient une tendance populaire. Je pense que peut-être que 80 % des jeunes artistes féminines grandissent avec des activités de fanzine et d’auto-production.
– La plateforme CCC rencontre les fanzines. CCC est un magazine de bandes dessinées en ligne soutenu par Academia Sinica (très érudite, tout comme l’Académie française). Ils invitent de nombreux jeunes artistes de fanzines à dessiner l’histoire et la vie de Taiwan.
– Les bandes dessinées taïwanaises à Angoulême. Depuis 2012, Taiwan Comics visite régulièrement Angoulême. L’occasion de permettre aux artistes taïwanais de découvrir les BD/romans graphiques, etc., et aux lecteurs français de connaître les bandes dessinées taïwanaises.

Comment se porte le marché de la bande dessinée pour vous ?

Aho Huang : Le marché local de la bande dessinée est en baisse, tandis que le marché international et les valeurs de propriété intellectuelle commencent à croître.

On découvre de plus en plus en France, des bandes dessinées taïwanaises (T-manga ou roman graphique), quelles sont sa spécificité et ses atouts selon vous ?

Aho Huang : Dala publie les deux : T-manga et roman graphique. Cela dépend des artistes, du genre d’histoires et du style qu’ils souhaitent choisir.

Pour ma part, j’ai visité Angoulême en 1991, puis j’y retourne régulièrement. Entre 2012 et 2018, j’étais commissaire du Pavillon de Taiwan pendant le festival. 

Sacha Pei-chih Lee est l’éditrice de Fisfisa Media, spécialisé dans les adaptations littéraires et les bandes dessinées sur les questions sociales, dont on va découvrir la première traduction en février

Comment définiriez-vous votre catalogue ? Est-ce représentatif de la bande dessinée taïwanaise ?

Sacha Pei-chih Lee : Fisfisa Media propose deux collections distinctes : les adaptations littéraires en bandes dessinées, qui s’appuient sur une décennie d’expertise dans la production de documentaires littéraires, et les bandes dessinées sur les questions sociales, s’inspirant d’histoires locales de Taiwan. 

Nos adaptations littéraires, bien qu’atypiques sur le marché taïwanais, se démarquent par leur style unique, représentant notre spécificité. En tant que marque locale, Fisfisa a adapté les classiques de la littérature taïwanaise en bandes dessinées. Ces bandes dessinées font appel à des ressources littéraires académiques et ont été créées par des artistes d’horizons divers, tels que Wu Shih-hung (peintre, vidéaste et animateur) de OKEN : Souvenirs d’enfance d’un poète taïwanais, pour apporter une nouvelle perspective aux bandes dessinées. Nous visons non seulement l’excellence littéraire, mais également les qualités esthétiques de l’œuvre elle-même.

Quant à la bande dessinée qui questionne les enjeux sociaux, nous travaillons avec des psychologues et des travailleurs sociaux pour créer ces œuvres et discuter des problématiques avec un large public. Par exemple, nous explorons des problèmes tels que les abandons scolaires, les personnes âgées solitaires dans la communauté de l’aéroport sud de Taipei ; et les défis tels que la violence sexuelle numérique, les abus sexuels sur les enfants et la toxicomanie chez les adolescents, auxquels sont confrontés les jeunes du campus. Cette série de bandes dessinées aligne son style artistique et sa narration sur le courant dominant de Taiwan, dans le but de l’utiliser pour communiquer efficacement sur ces sujets importants avec sérieux, aux lecteurs de différents âges.

Au cours des quinze dernières années, les subventions et incitations du gouvernement taïwanais ont considérablement façonné les choix de sujets de nombreux artistes de bandes dessinées. Je crois que les bandes dessinées taïwanaises contemporaines, influencées par les styles de mangas japonais, mélangent de manière unique des thèmes culturels et historiques locaux en sous-texte. Leur réalisme a un impact éducatif et culturel légèrement plus fort que le fantastique qui domine dans les mangas japonais Shonen, ajoutant une nuance plus sérieuse à leur promotion de l’éducation et de la conscience culturelle. 

Les projets de Fisfisa en bande dessinée s’inscrivent également dans cette tendance. Construits sur la base d’un style relativement réaliste et de sujets sérieux (tels que la diversité de l’histoire et de la culture de Taiwan, la protection des animaux et les traumatismes psychologiques), nous faisons non seulement fréquemment appel à des experts du monde universitaire, mais aussi à des professionnels dans les domaines des sciences humaines, de la santé mentale, et du travail social pour accompagner les artistes dans leur processus —mais aussi de les encourager à revenir à l’essence de la bande dessinée. Nous les encourageons à utiliser les meilleures stratégies narratives et à adopter des styles affirmés pour améliorer la lisibilité des œuvres. Parmi mes pairs, je peux affirmer avec confiance que les publications de Fisfisa sont représentatives de la bande dessinée taïwanaise de haute qualité.

Depuis une 15e d’année, les artistes taïwanais sont très actifs, comment est perçue cette nouvelle génération ?

Sacha Pei-chih Lee : Au cours des 15 dernières années, les artistes taïwanais ont bénéficié de conditions plus favorables pour leur travail créatif. En plus des injections de fonds gouvernementaux, il y a eu un nombre croissant d’opportunités de résidences à l’étranger et de participation à des activités d’échange culturel. Par conséquent, la nouvelle génération a une vision large et acquiert une compréhension plus profonde des différents thèmes et styles artistiques. Ils ont également une idée plus large lorsqu’il s’agit de constituer des équipes créatives. Cela leur a permis de choisir et de poursuivre dans leurs voies préférées.

De plus, à l’ère des médias sociaux florissants, couplée au développement dynamique de divers fanzines ou d’événements en festival, la nouvelle génération a en réalité plus d’opportunités d’apprendre à se démarquer et de communiquer avec les lecteurs avant d’obtenir une publication. Ils peuvent même rencontrer un lectorat multiple en ligne. Mais il s’agit d’un phénomène répandu à l’échelle mondiale.

Comment se porte le marché de la bande dessinée pour vous ?

Sacha Pei-chih Lee : Je crois que chaque époque a son lot de créateurs talentueux ; ce qui manque, c’est un environnement industriel stable qui permette aux créateurs de planifier leur carrière en toute sérénité. Au cours des quinze dernières années, le gouvernement a, à juste titre, privilégié l’investissement auprès des dessinateurs de bandes dessinées, ce qui est louable. Cependant, les dessinateurs de bandes dessinées ne constituent qu’un élément de l’industrie de la bande dessinée : j’espère que le gouvernement consacrera davantage de ressources à la promotion d’un environnement d’édition stable dans son ensemble. 

Autrement, même si des dessinateurs de bandes dessinées talentueux réussissent, par exemple en recevant des prix ou en gagnant l’admiration des lecteurs qui lisent leurs œuvres gratuitement en ligne ; ils seront toujours confrontés à des défis s’ils choisissent de rester dans leur pays. La jeune génération aura du mal à grandir uniquement dans l’environnement culturel local.

On découvre de plus en plus en France, des bandes dessinées taïwanaises (T-manga ou roman graphique), quelle sont sa spécificité et ses atouts selon vous ?

Sacha Pei-chih Lee : Bien que fortement influencées par le style manga japonais, les œuvres des auteurs taïwanais véhiculent souvent une sensibilité poétique unique. Les exemples incluent Cory Ko, elle maîtrise les techniques du manga japonais shōjo et est adepte de la superposition d’émotions dans la narration ; Ruan Guang-Min, compétent dans la représentation réaliste de petits personnages et de sentiments ruraux ; et des créateurs innovants comme Animo Chen, Shih-hung Wu et Zuo Hsuan qui s’éloignent du style et de la narration du manga japonais.

Prenons l’exemple d’OKEN de Shih-hung Wu. Ce n’est pas une œuvre que l’on trouve habituellement sur les marchés européens ou japonais. Il combine le style narratif des romans graphiques européens avec une fusion réussie de techniques occidentales d’aquarelle et de peinture à l’encre orientale (ou chinoise). Mettant en vedette un enfant comme protagoniste, la bande dessinée raconte l’histoire du peuple taïwanais qui vit la transition radicale du pouvoir entre le gouvernement japonais et le gouvernement nationaliste à la fin de la Seconde Guerre mondiale, décrivant finalement le parcours de l’enfant pour devenir un poète taïwanais.

Oken, couverture origianle

Vous avez un titre qui est traduit en France, y en a-t-il d’autres en projet ?

Sacha Pei-chih Lee : OKEN : Souvenirs d’enfance d’un poète taïwanais publié par Fisfisa va être traduit en France. Je voudrais également recommander deux autres livres. Ce sont deux des bandes dessinées sur les questions sociales produites par Fisfisa qui ont un potentiel interculturel. Je pense que les lecteurs français les trouveront sûrement attrayants. (voir le 4e volet de ce dossier)

1. Le soleil entre les doigts de Cory Ko : Explorez l’impact psychologique des « abus sexuels sur garçons » avec un style manga shōjo chaleureux et mignon, incorporant un élément fantastique de voyage dans le temps. L’histoire suit « l’ami du survivant », explorant le pouvoir de l’empathie et son potentiel de changement. La bande dessinée souligne comment les interactions avec empathie dans des situations similaires peuvent révéler des traces de violence. Cory Ko est une artiste possédant une vaste expérience dans les séries de bandes dessinées commerciales. Plusieurs de ses ouvrages ont été publiés dans des éditions françaises, gagnant en popularité auprès des lecteurs francophones. (voir le 4e volet de ce dossier)

2. La fille qui nourrit le chat par YAYA Chang : Ce livre explore le thème de la « violence sexuelle numérique ». L’artiste dépeint métaphoriquement l’histoire du protagoniste blessé, qui ressemble à un chat sur la défensive. Le conseiller psychologique de l’école fonctionne comme un détective, employant son expertise en matière de conseil psychologique pour découvrir progressivement les problèmes de violence domestique et de harcèlement scolaire reflétés dans un incident de « diffusion de photos intimes en ligne ». L’œuvre implique la participation d’un conseiller psychologique professionnel et, à travers des visuels décalés, dépeint le traumatisme psychologique abstrait du protagoniste. Par exemple, la « dissociation » provoquée par la peur est représentée concrètement par le démontage d’une poupée dans un espace fantastique pour représenter la tension émotionnelle.

Fisfisa produit actuellement trois nouvelles œuvres : deux bandes dessinées d’adaptation littéraire et une bande dessinée sur des questions sociales.

L’une des bandes dessinées d’adaptation littéraire raconte une histoire de famille à l’époque de la Terreur blanche du point de vue d’un passionné des chemins de fer. Je pense qu’il s’adresse à la fois aux passionnés de la culture ferroviaire du monde entier et à ceux qui souhaitent comprendre l’histoire et la culture de Taiwan.

L’autre adaptation littéraire se concentre sur l’œuvre littéraire d’un écrivain indigène taïwanais, présentant des thèmes de la culture indigène océanique. Fisfisa a lancé une deuxième invitation à l’auteur de OKEN : Souvenirs d’enfance d’un poète taïwanais pour créer ce livre avec des illustrations en couleur. Espérons que la deuxième œuvre de l’artiste aura à nouveau l’occasion d’être reconnue par les lecteurs européens.

La prochaine bande dessinée de notre collection sur les problèmes sociaux, est une collaboration avec un lauréat du Golden Comic Award 2022, utilisant un style manga shōnen pour lutter contre la toxicomanie chez les adolescents. Je crois qu’une telle œuvre peut également attirer des lecteurs du monde entier qui apprécient le style du manga.

Les bandes dessinées de Fisfisa, bien que présentant des styles artistiques divers, adhèrent systématiquement à une lecture de gauche à droite, avec le texte disposé de gauche à droite dans les bulles. Ceci n’est pas conventionnel sur le marché de la bande dessinée taïwanaise, habitué aux dispositions de droite à gauche. Cela a été un choix délibéré dès le départ, pour préparer nos bandes dessinées à un marché européen plus large. 

Fisfisa étant à l’origine une société spécialisée dans les documentaires littéraires, nous avons nos propres choix à respecter en termes de sujets, de styles artistiques et de récits. Parfois, nous préférons ne pas toujours nous conformer au marché dominant. Par conséquent, en tant qu’éditeur asiatique, Fisfisa accorde une plus grande valeur à l’intégration du marché européen diversifié, en recherchant particulièrement l’acceptation des lecteurs du marché francophone.

Découvrir la bande dessinée taïwanaise : ép.4 : coup de cœur & pistes de lectures 

Quatrième volet de ce grand dossier consacré à la bande dessinée taïwanaise avec une sélection d’œuvres à lire pour découvrir les titres disponibles en France qui sont incontournables à mes yeux.

📚 3 pistes pour découvrir l’histoire de Taiwan 

Un classique de la littérature chinoise en bande dessinée porté par la force de la peinture

Des assassins de Chen Uen, Patayo

L’artiste a connu une carrière internationale en Asie, de Taïwan au Japon en passant par la Chine, où il fut remarqué pour son style très pictural. Né en 1958 et disparu en 2017, Chen Uen n’avait pas encore été publié en France avant Des assassins. Ni ses manhuas, ni ses mangas publiés par Kodansha qui lui vaudront d’être l’un des rares auteurs étrangers à remporter le prix d’excellence de l’association des auteurs de bande dessinée japonais. 

Dans Des assassins le dessinateur adapte des textes de Sima Qian écrits entre 109 et 91 av. J.-C. Cet historien de l’Antiquité a produit des milliers de pages qui répertorient aussi bien des biographies de chefs politiques, de nobles, de fonctionnaires, d’artistes, que de guerriers. Ici cinq assassins présentés comme des héros qui se sont sacrifiés pour le bien commun, malgré la violence & les meurtres. 

Ce recueil est une élégante incursion picturale dans une carrière où le noir & blanc domine, Chen Uen se lancera dans la couleur pour ces portraits hors du commun avec des techniques picturales traditionnelles au pinceau pour lier forme & fond. Tantôt réaliste, tantôt inspiré des portraits, à l’encre, traditionnel, son trait fait la part belle à la vitesse & au mouvement. Entre les couleurs et le blanc, un jeu de respiration s’engage, il s’invente un jeu de textures, de fini/non fini qui mettent en lumière son style très technique. 

Inclassable, cette observation des techniques traditionnelles & modernes en fait un artiste à part. Très généreux dans son approche du dessin, Chen Uen finira sa carrière dans l’industrie du jeu vidéo autour d’une adaptation d’un autre texte iconique de la culture chinoise : Les Trois Royaumes.

Une trilogie qui aborde l’histoire de Taïwan à travers les souvenirs de son autrice et s’interroge sur le monde

Formose (2011), Fudafudak, l’endroit qui scintille (2017), Goán tau chez moi (2021) de Li-chin Lin, çà et là

Li-chin Lin commence sa carrière d’autrice de bande dessinée en France avec Formose. Ce livre raconte son enfance taïwanaise, entre l’émerveillement de la découverte du manga et l’endoctrinement politique à l’œuvre dans les écoles du pays. À travers son alter-ego de papier, elle s’interroge sur ce pays divisé.

Puis elle passe de la biographie à la BD documentaire avec Fudafudak, l’endroit qui scintille pour raconter le combat des locaux contre un complexe hôtelier. On y découvre un autre pan de l’histoire de l’île : les aborigènes, leurs coutumes, leurs langues et leurs luttes. Avec Goán tau chez moi, Li-chin Lin revient à l’autobiographie pour cette fois confronter ses deux cultures. Du racisme ordinaire aux combats personnels, elle creuse son sillon autour de l’idée d’une création comme acte de résistance. Un album qui synthétise ses réflexions et son militantisme pour la culture taïwanaise depuis la France. 

Son trait se présente comme celui d’un carnet intime, avec des métaphores visuelles fréquentes pour exprimer les passages plus complexes. Un rendu proche du crayonné qui offre une proximité immédiate avec le livre, quel que soit le sujet. Comme pris sur le vif, le style de Li-chin Lin se rapproche du strip, une parenté soulignée par les traits d’humour qui s’y glissent régulièrement. 

Cette forme de dessin lui permet de parler Histoire ou politique sans tabous, et d’aller vers des sujets très actuels qui ne se cantonnent pas à cette seule partie du monde. L’autrice poursuit dans chaque nouvel album, en France & à Taïwan, ses réflexions dessinées où sans cesse l’intime questionne l’universel.

Une histoire politique et culturelle de Taïwan, porté par les souvenirs d’un éditeur  

Le fils de Taiwan de Zhou Jian-Xin & Yu Peiyun, Kana

Une œuvre très ambitieuse qui permet de découvrir l’histoire politique et culturelle de Taïwan à travers la vie incroyable de Tsai Kun-lin, prisonnier politique, éditeur et acteur de la vie associative. Zhou Jian-Xin & Yu Peiyun se sont lancé un défi à la hauteur des enjeux de cette série : jouer avec les différentes langues qui ont marqué l’histoire de l’île (taiwanais, mandarin, et japonais), mais aussi avec les styles graphiques qui accompagnent chaque grande période (au trait façon livre jeunesse, façon gravures sur bois pour la période politique, façon plus cartoon pour la période éditoriale et façon documentaire/carnet de croquis avec l’intégration de photos pour la période contemporaine). 

De la jaquette, qui révèle des symboles clefs à la typographie pour marquer les écarts de langages, tout est extrêmement bien pensé pour raconter cette histoire complexe, entre colonisation, dictature, renaissance et construction d’un pays. Le destin particulier de ce jeune garçon amoureux des livres va nous permettre de découvrir certains passages historiques et certaines clefs de compréhension pour mieux appréhender l’histoire riche, mais complexe de Taïwan. Mais cette fresque historique n’est pas un documentaire, elle est racontée à hauteur d’homme, à travers les yeux de Tsai Kun-lin et sa famille. Le récit est dynamique, touchant et les quelques 680 pages de l’œuvre se lisent presque d’une traite.

Lauréate de 4 prix, cette série est accompagnée en France, de plusieurs introductions et dossiers proposés par des spécialistes et universitaires, sur l’histoire ou des notions clefs pour mieux comprendre certains passages de la bande dessinée. Les auteurices ont également ajouté en fin d’ouvrage, des notions clefs pour aborder chaque séquence, une mine d’informations qui enrichissent la lecture. Zhou Jian-Xin fait preuve de virtuosité en adaptant et changeant son style graphique à chaque volume tout en gardant un fil rouge. Il adapte son trait, mais aussi son découpage proposant des dynamiques très différentes, entre l’effet gravure sur bois pour donner à voir le passage de prisonnier politique à l’effet carnet de croquis pour la rencontre avec Tsai Kun-lin. 

Je suis obligé d’indiquer qu’il y a quelques petites erreurs de traduction dans le premier volume, mais l’éditeur a intégré aux volumes suivants une note et des corrections pour prendre cela en compte et a indiqué corriger définitivement dans les prochaines éditions. Mais avec les préfaces explicatives et ces notes en introduction, vous pouvez d’ores et déjà découvrir cette série indispensable ! 

Tsai Kun-lin est décédé à 92 ans en septembre 2023, et il a partagé ses souvenirs à travers l’enquête de Yu Peiyun ; notez pour les fans de bandes dessinées que le T3 est centré sur l’activité d’éditeur de Tsai Kun-lin, et on y découvre les spécificités du marché et les problématiques de l’époque.

✍️ 3 auteurices à suivre maintenant

Mes Années 80 de Sean Chuang, Akata 

Ce diptyque met en scène les souvenirs d’enfance de l’auteur à Taïwan mêlés à l’arrivée de la culture geek qui a touché le monde entier. Un récit qui touche à l’universel, à travers ses premiers émois amoureux, les balades entre copains, l’arrivée de Star Wars, la fascination pour les figures de Bruce Lee ou Michael Jackson… ; en passant par l’intime d’un jeune taiwanais qui grandit dans un pays sous loi martiale jusqu’en 1987 et qui change peu à peu.  

Avec un style assez unique, avec une approche cartoon très ronde et fluide, mêlé au réalisme des personnages ou héros évoqués, ses planches ont une atmosphère qui colle parfaitement à cet esprit des années 80. Un style vif dans des compositions très pop, qui font de cette œuvre une bonne porte d’entrée dans son univers. En France, on a accès qu’à cette œuvre, mais Sean Chuang a une bibliographie riche, en parallèle de sa carrière de réalisateur de films publicitaires (plus de 400, diffusés à Taiwan, en Chine, à Singapour, au Japon dont certains ont été récompensés). 

Il travaille aujourd’hui sur une fresque ambitieuse sur les réalisateurs de la Nouvelle vague cinématographique taïwanaise , une série qui se penche sur l’histoire du cinéma à Taïwan à travers quelques-unes de ses grandes figures. 

Toi & Moi, le jour de la Grande catastrophe (fr 2022), Asylum (fr 2023) de Pam-Pam Liu, IMHO

Pam-Pam Liu est une autrice taïwanaise qui a vécu en France, en résidence à La Maison des Auteurs à Angoulême (2018-2019).

Et depuis un peu plus de dix ans, elle développe son univers où l’humour noir et la satire se cachent sous des graphismes attrayants. Pourtant derrière les visages angéliques des personnages et les couleurs pastels se dévoile une réflexion affûtée sur notre époque. 

Si dans Toi & Moi, le jour de la Grande catastrophe, elle se penchait sur les relations femme-homme, le couple et les injonctions sociales, dans Asylum elle s’attaquait à l’image de la folie dans notre société. Du regard qu’on porte sur la maladie, des patients enfermés ou non, des traumatismes, de la violence et du corps médical. Elle alterne les scènes d’hallucinations et des patients dans une comédie féroce. 

Le travail de Pam-Pam Liu s’empare de thèmes très classiques qu’on pourrait croire essorés, mais avec une efficacité redoutable qui leur donnent une pertinence rare. Son style atypique, faussement naïf et doublé par des effets de collages ou de décalages dans la couleur renforcent le propos décalé de l’autrice. À Taïwan, elle a publié d’autres récits, Good friend, cancer et Super supermarket qui seront prochainement disponible en français.

Contes merveilleux du printemps de Monday Recover, Maho + Mangas.io

Un recueil d’histoires courtes, à la fois poétiques et fantastiques, où fantômes et créatures magiques s’invitent dans les vies des héroïnes. Amitiés qui transcendent la mort, yokaï qui s’invitent dans une romance adolescente, secrets de familles au milieu de fantômes… 

Monday Recover adapte avec brio des nouvelles de l’écrivaine Shuang-Tzu Yang —Autrice reconnue pour ses fictions non encore disponibles en France, Neighbors with Chang Jih-Hsing et Remembrance of Things Past in Taiwan — dans ces Contes merveilleux du printemps. Ce petit recueil de contes arrive à être à la fois léger en abordant des thématiques sociales à travers ces histoires de familles chinoises expatriées au Japon. Les autrices arrivent à traiter ces questions de société dans un cadre assez inédit et Monday Recover adapte avec finesse le texte avec un découpage fluide et quelques effets de découpages, de jeux de plans dans les cadrages très pertinents. Son style se démarque par l’intensité qu’elle met dans certains personnages, dans chaque histoire, elle travaille plus particulièrement un protagoniste, donnant un effet de relief et d’étrangeté à ses planches qui autrement adoptent des codes du manga shōjo. 

En France, on peut également lire 9 Lives Man – Un amour à sens unique et Pink Ribbon—cette fois, dans des fictions contemporaines—qui font la part belle aux histoires d’amour complexes et aux amitiés qui transcendent tout. Ses mangas sont toujours joyeux et proposent des relations amoureuses qui renouvellent un peu le genre et des personnages ou points de vue souvent très justes.

🤳 3 titres à lire en ligne uniquement 

Why Not ? & Make a wish ! de Cory Ko, Mangas.io

Cory Ko est l’une des autrices taïwanaises les plus connues dans le monde du shōjo taiwanais, elle est remarquée dès 2009 dans le magazine MonMon et enchaîne les séries depuis et a reçu presque une dizaine de prix pour ses œuvres destinées aux ados. En France, on peut lire en ligne, deux de ses séries les plus primées Why Not ? & Make a wish !.

Dans Why Not ? elle aborde la question de l’identité sexuelle au cœur des premiers émois adolescents avec une bande de lycéens qui se perdent de vue et se retrouvent, mais aussi des relations uniques des frère et sœur. Dans cette fresque au casting resserré, Cory Ko met en scène l’entrée parfois difficile dans l’âge adulte, entre amour et amitié. Dans Make a wish ! on suit le jeune Dashi, garçon à problème, qui va pourtant faire le choix d’aider une jeune fille hospitalisée, Tian Le. Un ange, ou en tout cas quelqu’un se présentant comme tel, va proposer à Dashi de faire un vœu, mais le pacte ne sera pas sans conséquence. 

Avec un style élégant qui tire parti des codes du shōjo japonais, Cory Ko installe sa pâte très reconnaissable avec ses visages très travaillés, et ses nez uniques qui donnent du caractère à ses personnages. L’autrice est un des talents que l’éditeur Fisfisa Media (voir l’interview dans le 3e volet de ce dossier) compte bien la faire connaître en France. 

Miao la légende du Chat Démon de Ai Liyou, Mangas.io 

Autrice primée pour ses mangas, Miao la légende du Chat Démon et Fountain of Price (encore inédit), Ai Liyou s’est également lancé dans le webtoon. Ses œuvres relèvent du shōnen mais prennent place à Taïwan, et on prend plaisir à découvrir ces planches qui mélangent fantastique, codes du manga japonais et références taïwanaises. 

Miao la légende du Chat Démon démarre avec la rencontre d’un jeune garçon et d’un chat démon qui vont cohabiter dans le même corps pour se sauver l’un l’autre. Et si Zhexin va apprécier ses nouvelles aptitudes magiques, il va découvrir en contrepartie de la vie de Miao est liée à la chasse aux démons, et pas les plus petits. Si cette histoire démarre avec un canevas un peu classique, les choix que fait l’autrice en font une œuvre atypique. Les créatures qui viennent à la rencontre de nos héros ne sont pas habituelles et vont piocher dans un autre type de folklore, parfois à la limite de l’horrifique. 

Graphiquement, Ai Liyou a une vraie aisance à mettre en image ces créatures gores, avec des traits de pinceaux assez fluides qui leur donne des design vraiment impressionnants et réussis graphiquement. La composition met l’accent sur le dynamisme et les perso sont très travaillés, ce Miao la légende du Chat Démon sort vraiment du lot. 

Une mise en garde sur le début qui est un peu lent à se mettre en place, mais dès la première histoire, après le prologue, on embarque. Avec un fil rouge autour de Miao et ses ennemis, les volumes se découpent sous forme d’enquête où le duo va résoudre des énigmes pour libérer ou conjurer les démons. Trois volumes sont déjà disponibles et la série est en cours. 

King’s Knight : Mystic Emissary of Wonder de FU Yin, Mangas.io 

À 31 ans, FU Yin est l’un des auteurs taiwanais les plus scrutés, après avoir gagné le concours Kyoto International Manga » Award au Japon et avoir été invité à dessiner la préquelle de MEOW, un jeu de rôle RPG, dans une saga King’s Knight : Mystic Emissary of Wonder qui réinvente la légende arthurienne dans un univers de fantasy qui prend pas mal de libertés. 

Pas besoin de connaître le jeu, FU Yin s’approprie les personnages et l’univers de la série pour en faire une série qui lorgne plus du côté de One Piece ou de Radiant par ses côtés décalés, ses persos ou combats un peu loufoques et sa réutilisation du folklore. Ici les mythes des chevaliers de la Table ronde sont distillés dans un shōnen d’action et magie plutôt décalé. 

Avec King’s Knight : Mystic Emissary of Wonder FU Yin propose la quête de Peiluo, une jeune chevalière qui croisera la route de Lancelot, et des jeunes chevaliers de l’école de magie face aux sorcières, samouraïs, et autres monstres —loufoques ou effrayants.

📆 3 titres très attendus en 2024

Pour en avoir parlé avec leurs éditeur.trice.s, voici quelques titres à guetter en librairie début 2024. 

Chroniques de l’île de l’éphémère d’Evergreen Yeh & Li Shang-Chiao, Nazca (janvier 2024) 

Le talent du dessinateur Evergreen Yeh explose à chaque page, toutes réalisées au crayon et à l’aquarelle, pour raconter cette fable post-apo très écolo. Les auteurs imaginent un futur proche où les écosystèmes ont fini par totalement se dérégler et où l’humanité a dû se réinventer sur des îlots épargnés par la montée des eaux. On découvre ces nouvelles civilisations aquatiques, la faune & la flores devenus plus précieuses que l’or et les héros de cette histoire qui sera adapté en film d’animation prochainement. 

En attendant, vous pouvez déjà lire le très beau Lost gods, shen-mu l’esprit de l’arbre, une histoire courte autour des yokaï dans un format bilingue français-mandarin, dans la collection de créations internationales de Patayo. 

Oken. Combats et rêveries d’un poète taïwanais de Wu Shih-Hung, Le Lombard (février 2024)

Avant même sa parution, Shih-Hung Wu a remporté le prix Atomium de la Jeune Création à Bruxelles en 2021 pour la préparation de cet ouvrage. Un titre là aussi tout à l’aquarelle qui met en scène un jeune poète qui n’a que la poésie pour faire face à l’absurdité du monde. Une fiction inspirée du travail du poète taiwanais Yang Mu.

Le dessinateur joue avec les codes de la peinture traditionnelle chinoise, avec les perspectives, avec des couleurs pour donner à voir le monde intérieur d’Oken, entre la fuite dans les montagnes, la guerre en toile de fond et sa découverte de la poésie en pleine nature. 

CONSOLE, 2073 de Pao-Yen Ding, Kana (2024)

Alors qu’il continue à produire des fanzines, en parallèle de ses livres, Pao-Yen Ding avait été lancé en France par Misma qui a publié son premier ouvrage Road To Nowhere, un road trip singulier où un garçon cherche l’autre bout du monde et va découvrir sur son chemin des créatures étranges, un artiste enthousiaste, un savant un peu trop savant et tout un monde aussi inquiétant que merveilleux. 

Son nouveau titre propose un univers de SF où un jeune geek tombe amoureux d’un personnage de jeux vidéo qui tente d’exister dans la réalité et les frontières se troublent. Avec son dessin au trait épais, charbonneux, Pao-Yen Ding crée des univers singuliers dont on reconnaît immédiatement les personnages faussement naïfs et les créatures organiques. Et pour ce nouveau projet, son univers s’enrichit de la couleur, avec 4 couleurs très tranchées qu’il ajoute à son noir & blanc.

BONUS : Si ces critiques vous plaisent, et que vous cherchez à approfondir vos découvertes dans le domaine de la bande dessinée asiatique, sachez qu’avec Rémi Inghilterra nous avons justement publié un ouvrage dédié : Les 50 titres cultes de la bande dessinée asiatique 

Notre sélection de titres cultes pour voyager du Japon à la Corée, en passant par la Chine. One-shots, anthologies et intégrales pour voyager du Japon à la Corée, en passant par la Chine, Taïwan ou les Philippines. 

Laissez-vous embarquer par la richesse des mangas, manhwas, manhuas et autres bandes dessinées asiatiques dans un tour d’horizon riche et éclectique. Des titres incontournables aux œuvres insolites, des auteurs majeurs aux nouveaux talents, vous trouverez à coup sûr dans ce guide illustré vos futurs coups de cœur & plein de nouvelles pistes à explorer !

Thomas Mourier, le 24/01/2023
La BD taïwanaise parties 3 & 4

-> Les liens renvoient au site Bubble où vous pouvez vous procurer les ouvrages évoqués.