Chute d'un bourdon, la langue "enchantée" de Jean-Marc Lovay

C'est la rentrée littéraire, apparemment. Raison de plus pour vous parler de Chute d'un bourdon de Jean-Marc Lovay, cet écrivain suisse assez mal connu en France, grand voyageur et grand phraseur (au sens noble) dont l'œuvre n'est pas sans rappeler celle d'Eugène Savitzkaya ou encore celle de Christian Guez Ricord, voire celle de Jean-Luc Parant (tous créateurs de langues célibataires, involutées, mesmériques).

Jean-Marc Lovay Afghanistan, 1968

Publié ici par Gallimard en 1976, qui le lâcha quatre ans plus tard, puis édité très fidèlement en Suisse par les merveilleuses éditions Zoé depuis 1985, sans oublier un titre repris aux éditions Verticales (Aucun de mes os ne sera troué pour servir de flûte enchantée, 1998), Lovay tisse depuis plus de quatre décennies une partition identifiable immédiatement à sa langue "enchantée", une langue qu'on dirait ensorcelée à plus d'un titre: d'abord par la longueur de ses phrases, qui s'articulent telles des formules magiques dissimulant, mais seulement en partie, comme si elles étaient ajourées, un sens autre; ensuite par l'intensité soutenue de sa prose qui agit sur le lecteur comme un hyper mantra.

D'emblée, le lisant, on assiste au déploiement d'une syntaxe qui, tout en tenons et mortaises, propose une architecture mentale à la fois exigeante et excitante. Ici, le sens ne peut apparaître que si, lisant, on ne lâche rien tout en s'abandonnant, et c'est dans ce double mouvement accordéonien qu'opère la magie Lovay.

"Et je vivais tout entier dans la vie d'un de ces jours qui s'était lui-même évadé de la durée de tous les autres jours pour rejoindre ce matin-là où je n'étais pas réveillé par la lumière du matin mais où c'était moi qui réveillais la lumière pour lui demander de m'éclairer, pendant cette journée que je ressentais déjà comme une de mes journées innombrables d'employé à l'observation et aussi comme la toute première nouvelle journée où je pouvais envisager la possibilité d'un emploi qui durerait tant que je pourrais survivre aussi discrètement et secrètement que dans son insondable obscurité survivraient l'invérifiable identité et l'incontrôlable personnalité de mon invisible employeuse […]."

Nulle difficulté lexicale, nul chausse-trape syntaxique, pas d'entourloupe phonique – mais une simple et lente progression phrastique, à tendance rhizomique, donnant accès à une conscience ancrée dans une logique mentale unique. Lovay parvient ainsi, par cet échelonnement de la pensée, à créer un récit où l'anomal est la règle. En traitant les sensations aussi bien que les raisonnements comme des unités de langage qu'il convient de décaler et d'imbriquer, il crée un supra-réalisme où, si le sens peut sembler fracturé, les significations, elle, ne cessent de croître et proliférer, selon des rituels aussi précis que troublants.

Dans Chute d'un bourdon, tout est passible d'animation, d'âme, de chaleur. Sous ses allures de roman de formation (ou déformation), de par sa voix confessionnelle qui a quelque chose de beckettien (le verso dorée de L'innommable?), le texte propose un patient éblouissement de notre entendement. Lisez Lovay, et apprenez à respirer dans l'eau de ses phrases, vous verrez, vous muterez, muterez encore, muterez mieux.

Claro
Jean-Marc Lovay, Chute d'un bourdon, éditions Zoé (2011)


Claro est écrivain, traducteur et éditeur. Son dernier livre : “Animal errant, retour d’abattoir” vient de sortir aux éditions Poésie Flammarion. Vous pouvez le retrouver sur son blog : Le Clavier cannibale.

ADOLF WÖLFLI Vulkan Riogrande in Südamerika, 1926 mine de plomb et crayon de couleur sur papier 51.0 x 68.0 cm