Importance majeure du “Passager” de Cormac McCarthy

Cormac McCarthy vient hélas de mourir. Ce jeune écrivain avait 89 ans, travaillait toujours, et venait de nous offrir deux énormes romans. Il n’ira malheureusement pas plus loin. Stephen King vient de lui rendre hommage en déplorant la disparition du “plus grand romancier américain de son temps”. Pas moins. Nous republions donc aujourd’hui avec tristesse notre article du mois d’avril (il est vite passé, le temps) où nous vous recommandions aussi vivement que possible de vous jeter sur les derniers (du coup) romans de ce grand écrivain : Le Passager et Stella Maris.

French Quarter / La Nouvelle Orléans

Toujours pas nobellisé, mais avec deux romans en 2023, on se demande bien pourquoi Cormac McCarthy ne le serait pas bientôt… Du tiercé des écrivains US réunissant Brett Easton Ellis, Thomas Pynchon et Cormac McCarthy, c’est bien lui qui a sorti la plus belle fulgurance littéraire de ce premier trimestre 2023, en jouant des ressorts de dialogues à se pisser dessus, d’intrigues puzzle enchâssées et de situations loufoques qui servent de lien entre les personnages et les histoires racontées. Sommet d’intelligence et d’écriture servi par une traduction magistrale : Le Passager. La suite : Stella Maris sort fin avril, on y reviendra… 

On parlait de Brett Easton Ellis qui, à la fin des 80’s envisageait un monde de fête, de dope et de musique avec Less Than Zero, recalibrage du héros américain en auto-fiction et détaché du monde. Pynchon avec son histoire de détective hippie pour Vice Caché repartait dans les 70’s débutantes pour signifier que, peut-être, le rêve d’un monde meilleur était passé et qu’il fallait alors témoigner de ce qui aurait pu advenir parler d’un monde rêvé puisqu’il ne pouvait advenir … Et McCarthy, en digne héritier de Faulkner, de parler de la sauvagerie inhérente à la culture US au fil de milliers de pages, souvent tellement hard qu’on avait du mal à comprendre d’où il parlait pour décrire autant de suicides, meurtres et sauvagerie. Sauf que Trump le débile est passé par là et que l’oracle de la fin du monde - et même après avec La Route - semblait bien annoncer des Etats Unis de plus en plus ensauvagés et hors contrôle dans ses lieux de pouvoir. Ce qui fait qu’après avoir annoncé le désastre, le comique littéraire qui s’offre ici fait encore plus froid dans le dos par ce qu’il manifeste de diaboliquement construit et de maestria de chaque instant avec ses situations à rebond et ses personnages fabuleux comme le Thalidomide Kid, en faire-valoir/ repoussoir de l’héroïne morte et adoré d’un frère ce héros amoureux qui n’ira jamais à l’inceste tout en le regrettant. Mais comment aimer une morte quand on ne s’appelle pas Orphée, hein ?

«Il est amoureux de sa sœur. Sauf que ce n’est pas tout, évidemment.

Bon, d’accord. Il est amoureux de sa sœur et…

Il est amoureux de sa sœur et elle est morte.»

Gay Street / Knoxville

Empruntons le résumé au Figaro, sous la plume de Bruno Corty :

Knopf a donné les grandes lignes des deux intrigues. The Passenger est l'histoire d'un plongeur-sauveteur, hanté par la perte d'un être cher, effrayé par les profondeurs aquatiques et poursuivi pour une conspiration qui dépasse son entendement. 1980, Pass Christian, Mississippi : il est trois heures du matin lorsque Bobby Western ferme la veste de sa combinaison de plongée et se jette dans l'obscurité depuis le pont du bateau. Sa lampe de plongée illumine le jet englouti, neuf corps encore attachés à leur siège, les cheveux flottants, les yeux dénués de toute spéculation. Le sac de vol du pilote, la boîte noire de l'avion et le dixième passager ont disparu du site du crash. Mais comment ? Témoin collatéral de machinations qui ne peuvent que lui nuire, Western est suivi de près par des hommes portant des badges, par le fantôme de son père (l'un des inventeurs de la bombe H) et par sa sœur, amour et calvaire de son âme. Traversant le sud de l'Amérique, des baraques de la Nouvelle-Orléans à une plate-forme pétrolière abandonnée au large de la Floride, The Passenger est un roman époustouflant sur la moralité et la science, l'héritage du péché et la folie qu'est la conscience humaine.

Stella Maris pour sa part, est un portrait intime du chagrin et de la nostalgie, alors qu'une jeune femme internée dans un établissement psychiatrique cherche à comprendre sa propre existence. 1972, Black River Falls, Wisconsin : Alicia Western, vingt ans, 40.000 dollars dans un sac en plastique, se fait admettre à l'hôpital. Doctorante en mathématiques à l'université de Chicago, Alicia a été diagnostiquée schizophrène paranoïaque et ne veut pas parler de son frère Bobby. Au lieu de cela, elle s'interroge sur la nature de la folie, elle se souvient d'une enfance où, à l'âge de sept ans, sa propre grand-mère craignait pour elle ; elle étudie les rapports de la physique et de la philosophie ; et elle évoque ses chimères et les hallucinations qu'elle seule peut voir. Entièrement raconté par les transcriptions des séances de psychiatrie d'Alicia, Stella Maris est complémentaire de The Passenger. C'est une enquête philosophique qui remet en question nos notions de Dieu, de vérité et d'existence.

Entre actualité de la physique, plongée sous-marine, courses en Maserati, dialogues avec sa ravageuse amie transexuelle Debussy Fields, son avocat ou sa grand-mère, Bobby Western, le héros passe comme un acteur de tragédie grecque entre les gouttes de l’Histoire (mais laquelle, on ne le saura jamais), à fréquenter des figures qu’on dirait droit sorties de l’œuvre de Lewis Carroll, voire de scènes de la dernière actualité d’un pays qui collectionne les meurtres de masse sans raison, comme les affolés du nationalisme le plus abject, pour finalement aller se crasher seul aux Baléares. Et puis, intuitivement, on sent la présence surréaliste du Dylan des 60’s, celui de Tarentula et de Highway 61 Revisited pour les coq à l’âne et les présences-absences jetées là ; comme pour faire remonter la vie là on ne l’attend/entend plus. Après 537 pages qui laissent un souvenir inoubliable d’un livre qu’on attendait plus/pas, on reçoit un vrai coup au cœur, qui fait qu’on retrouve le plaisir partagé de la lecture à correspondre avec l’auteur qui nous dévoila alors, des endroits de nous méconnus avec une résonance intime à nulle autre pareille. Un grand livre, un !

Jean-Pierre Simard le 3/04/2023
Cormac McCarthy - Le Passager - éditions de l’Olivier
, traduction de Serge Chauvin

Edition américaine en coffret