Napoléon de Ridley Scott : Bo(naparte) is Afraid

Alien oblige, Napoléon vu par Ridley Scott tient du xénomorphe, le monstre jailli des entrailles sanglantes de la Révolution avant de valoir lui-même de ventre à toutes les folies totalitaires du XXème siècle. On s'étonne alors de l'indifférence du réalisateur à ses maux d'estomac qui, outre des questions de convenance vestimentaire, expliquent aussi son habitude de glisser sa main dans sa veste.

Le paradoxe de l'endoparasite qui souffre lui aussi de gastropathie

La généalogie allégorique de Napoléon est abominable, avec pour mère Marie-Antoinette (sous les huées de la foule et d'Édith Piaf, la reine décapitée prévient qu'un jour son rejeton perdra la tête) et pour père une momie égyptienne (les morts de l'Histoire saisissent le vif de ses avatars). La monumentalité pyramidale du spectacle ressert les vieux plats des monstres de la Révolution, Terreur, Empire, dictature, etc.

Ridley Scott tire à boulets rouges sur l'exactitude historique (feu sur les pyramides, on peut bien se l'autoriser avec un budget pharaonesque de 200 millions de dollars à justifier), taille dans la carcasse chevaline des faits (la bataille d'Austerlitz fait son effet, tandis que la Bérézina est fauchée par le couperet d'une ellipse).

Les saillies de Napoléon sur Joséphine peuvent aisément délivrer une image de vérité quand la biographie, prise a tergo par les schématismes grossiers du biopic, échoue à accoucher d'autre chose que de sa propre échographie.

Généalogies monstrueuses et réplications synthétiques, le cinéma de Ridley Scott a commencé ainsi. Dans son film, l'empereur vit sous l'emprise de sa mère et quand il humilie lors d'un dîner Joséphine, on pense étonnamment à la grande séquence de repas dans Que la bête meure de Claude Chabrol. Le stratège de génie est un monstre d'immaturité, c'est là son insanité. Joaquin Phoenix en est l'interprète parfait, gros bébé qui remue et vagit dans un corps vieillissant en continuant ainsi à filer les idiosyncrasies du névrosé qu'il joue dans Beau is Afraid d'Ari Aster.

Si le cas Napoléon suscite l'admiration de Ridley Scott, elle diffère radicalement de celle de Hegel. L'âme du monde selon l'auteur de La Phénoménologie de l'esprit, qu'il vit passer à cheval au terme de la bataille d'Iéna le 13 octobre 1806, est moins le porteur de l'Esprit universel accouchant d'un monde nouveau avec les fers de la contradiction (la Révolution coïncide alors avec la restauration du royalisme et du césarisme) que l'étroit vecteur d'un narcissisme irrésistible, bien plus fort que sa propension à brocarder un homme aussi puissant que rustre.

Quand le réalisateur se confronte une nouvelle fois à Barry Lyndon (et l'on sait Kubrick frustré de n'avoir pas fait son Napoléon), il remet plus qu'un centime dans le juke-box des citations superficielles ou des profondes inspirations. Il rejoue surtout sa partition préférée, celle de l'enfant sorti des flancs de son créateur pour s'en émancipant en le tuant, à l'exemple des Réplicants de Blade Runner, davantage encore de l'androïde David dans Prometheus et Alien : Convenant.

C'est le dernier duel des duellistes : la momie kubrickienne penche parce que Ridley Scott canonne son apex. Avoir une pyramide en lieu et place de la tête n'empêchera pas une certaine lucidité. D'un côté, Ridley Scott pose qu'il y a deux types de grands hommes, ceux qui ont des manières et ceux qui n'en ont pas, voilà comment s'avère la supériorité morale du Duc de Wellington sur Napoléon. De l'autre, le réalisateur d'origine britannique est un entrepreneur au service de l'industrie hollywoodienne et ses nouvelles ramifications (Apple Studios).

Et, face à l'Histoire, comme d'habitude (1492), il perd manières et maturité. La figure de l'empereur déchu qui fascine les aspirants de la marine anglaise, avant l'exil à Sainte-Hélène où il fanfaronne devant des enfants, vaut d'aveu : la forfanterie n'impressionne que le puéril.

Des Nouvelles du Front cinématographique


Des nouvelles du front cinématographique, comme autant de prises de positions, esthétiques, politiques, désigne le site d’un agencement collectif d'énonciation dont Alexia Roux et Saad Chakali sont les noms impropres à définir sa puissance, à la fois constituante et destituante. L'Autre Quotidien collabore avec cette revue en ligne autour du cinéma, mais pas que, puisque nous partageons avec elle d'autres passions et prises de position.