“First Nation”, la poésie en action de Phyllis Yordan

La poésie crue et tendre d’une survie enjouée à une déchéance annoncée. Poignant, paradoxalement drôle et superbement vital.

Je vois une blonde fatiguée
Sur son trente-et-un
Maquillée comme une voiture volée
Elle attend l’autocar
Au milieu de nulle part
Au milieu des champs
Pour se rendre à une audition

Je vois un homme
Qui attend dans un bistrot
Pour passer un casting de pub pour un déodorant
Sans rendez-vous

Je vois une grande comédienne
Faire une master class
Dans un lycée
Devant des élèves qui ne la connaissent même pas

Je vois ce petit couple
Vingt ans dans la troupe Renaud-Barrault
Faire la queue à la banque alimentaire

En 2014, c’était le choc « My America » : en vers libres, l’incroyable récit autobiographique de Phyllis Yordan, d’une enfance de piscines dorées à Beverly Hills et de palaces européens, de l’indifférence éventuellement complexe de parents directs et de la concupiscence appuyée de parents plus éloignés. En 2020, voici venir, aux associatives éditions Jou – avec lesquelles je précise avoir des liens directs -, qui en profitent pour rééditer le texte de 2014, dans le même volume élégant, sa suite, « First Nation »., écrit cette fois directement en français par l’autrice américaine installée dans notre pays depuis quelques années.

Mon monde
Mon monde secret
Adoré
Le crayon creuse lentement la page blanche
Clair de lune sur le lac enneigé
La luge tirée par des chevaux pommelés
Emmitouflée dans la lourde fourrure d’un ours
Mon beau manteau en mouton retourné marron glacé
Avec des brandebourgs
Mon manchon en zibeline
Mes bottines cirées

L’histoire poétisée, cinglante et tendre, de ce cheminement personnel, maniant les indifférences et les révoltes, les amours et les passades, les chutes et les sursauts, comme autant, selon les instants, de fétus de paille rapidement balayés ou de madriers solidement utilisés pour (re)construire, est une merveille d’agencement déconcertant. Délaissant sans réelle nostalgie les atours de pauvre petite fille riche et d’ex-prunelle des yeux familiaux, elle invente la poésie brutale, amoureuse de vie et malicieuse en diable d’un avion, non pas sans ailes, mais qui saurait, chaque fois, effectuer la ressource presque miraculeuse lui permettant de se sortir d’un piqué potentiellement fatal.

Et malgré tout toujours tourner son visage vers le soleil
Trente-cinq ans
Fauchée et droguée
Deux enfants abandonnés
Le troisième sous le bras
Marseille
Je me fais entretenir par un riche promoteur immobilier alcoolique
Quand je ne m’occupe pas de mon petit garçon je regarde la télé

On songera peut-être à nouveau, à la lecture, à la prose percutante de Kate Braverman (« Lithium pour Médée »), à la poésie fascinante d’Eleni Sikelianos (« Le livre de Jon ») ou à la dévoration acérée de Kathy Acker (« Sang et stupre au lycée ») : Phyllis Yordan prouve ici encore qu’elle est bien unique dans sa capacité d’observation du riche et du puissant comme du pauvre et du tombé à terre, dans sa faculté de transformer sans relâche ce qui serait ailleurs tentation d’auto-apitoiement en une forte célébration mi-figue mi-raisin de la dèche au royaume enchanté, dans sa manière de faire contre fortune (surtout mauvaise) cœur (bon chaque fois que possible). Une poésie sauvage, surprenante, vivante et essentielle.

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Je rêve que des gens me posent des questions
Et de connaître toutes les réponses
Je rêve de cookies américains en forme d’animaux
D’hôtels et de porteurs
J’ai quelques dents vraiment pourries
J’ai de la fièvre et la diarrhée
Il fait très beau
Dimanche
Le lit est chaud et j’écris
Être pauvre inspire
C’est comme être malade
Être les deux = jackpot

Phillis Yordan - First Nation suivi de My America - éditions Jou
Charybde2, le 7/04/2020

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Phillis Yordan