"Les affaires du club de la rue de Rome", un réjouissant polar, façon XIXe, avec absinthe et crimes horrifiques…

Quatre affaires horrifiques dans le Paris décadent de 1891, des enquêtrices et enquêteurs rares, une reconstitution mémorielle hors du commun.

Une grue… Une grue… Une femme honnête…
Alphonse Allais fumait à la brune, accoudé à une borne. Il avait chaud aux joues, froid aux doigts, et rotait le mauvais usquebac qu’il avait bu d’abondance au tea time pour se donner du coeur au ventre. Janvier était glacial, humide sur la place de Clichy. L’attente pouvait être longue.
Une grue au bras d’une autre grue…
Dans les halos brumeux des lampadaires, à l’heure de débaucher, les passants se pressaient : chapeaux brillants, lorgons, épingles à cheveux étincelantes. Sur le trottoir encombré on se frottait manteaux, pardessus, capelines et vestes de travail aux coudes rapetassés. On bondissait contre ses voisins pour esquiver un omnibus. On freinait au piétinement joyeux devant la porte d’un rade, s’engouffrait dans l’ombre d’une perpendiculaire. L’humoriste immobile, l’œil mi-clos, triait les femmes qui approchaient, le doublaient, s’éloignaient.
Une grue encore… Une grue faisant la femme honnête…
Son classement ne nécessitait que deux catégories, fonction de la mise, du port et des formes que les passantes révélaient en s’approchant, en s’en allant. Pour affiner son analyse, il vérifiait parfois si elles retournaient ses œillades, bruits de bouche ou compliments. Et une fois son verdict établi, Alphonse se sentait empli d’une joie simple et sans malice.
Dans un coin de sa cervelle, il œuvrait en même temps à transformer ce jeu badin en article de journal, transmutant le plomb de son quotidien en or artistique. Il pourrait, par exemple, en tirer un conte pour le Chat Noir, dans lequel un homme renoncerait à aborder une femme, d’abord parce qu’elle lui semblerait trop honnête, ensuite parce qu’elle serait trop dépravée. Ce serait canaille et drolatique ; à se tordre.
Une grue de compétition… Une grue plus banale… Comment dirait-on ça en latin de cuisine ? Grus communis parisiensis… Aha, à retenir !…
Le quartier, il fallait l’avouer, en était comme la couveuse : les alentours de la place regorgeaient d’ateliers d’artistes, de cabarets et de bals, sans compter les maisons closes officielles et ruelles pour travailleuses debout. Les femmes d’autres arrondissements étaient le plus souvent là pour s’encanailler et finissaient par se fondre dans le décor.
Grue… Grugrugru…
Alphonse se dandinait maintenant d’un pied sur l’autre. Il tatônna dans ses poches à la recherche de gants, puis se décida à laisser ses doigts juste là, tout contre sa panse. L’oeil baissé, il profita un instant de la tension d’un gilet un peu étroit et de l’éclat de chaussures cirées de frais, jouissant de sa propre opulence. Jusqu’à l’inconfort de la station debout dans le froid lui faisait étrangement plaisir. C’était la première fois que le Maître lui confiait une tâche à responsabilité : une occasion immanquable de faire ses preuves au sein du Club de la rue de Rome. (Adorée Floupette & Léo Henry« L’Étrange Chorée du Pierrot Blême »)

La Goulue et Valentin le Désossé (Toulouse-Lautrec, 1895)

Paris, premier semestre 1891. Tandis que les bals régalent les soirées de Montmartre et de Pigalle, que le post-impressionnisme et le symbolisme se répandent dans les arts, que « Le portrait de Dorian Gray » d’Oscar Wilde, publié dns sa version finale, choque l’opinion britannique, qu’Émile Zola propose « L’Argent » (la fusillade minière de Fourmies interviendra dans quelques mois) et qu’Arthur Conan Doyle fait imprimer « Les Aventures de Sherlock Holmes », mais aussi qu’Alfred von Schlieffen élabore la première mouture du plan d’invasion de la France qui sera appliqué par l’Allemagne en 1914, que le roi des Belges Léopold II affirme sa mainmise sur le Congo (et fait explorer le Katanga) et qu’une commission sénatoriale dirigée par Jules Ferry se prépare à réorganiser l’administration de l’Algérie, Stéphane Mallarmé règne (bien qu’il ne soit pas encore officiellement le Prince des Poètes qu’il deviendra en 1896 au décès de Paul Verlaine) sur un club éclectique d’écrivains, se réunissant chaque mardi chez lui depuis 1877, au 87 rue de Rome (devenu curieusement le n°89 en 1884).

On apprendra incidemment que derrière ce club informel de la rue de Rome, il en existe un autre, discret voire secret, ésotérique voire occulte, qui enquête sur d’étranges phénomènes qui semblent hanter la capitale française et ses abords. Une peu sur la ville, peut-être même une horreur devant le seuil, pourraient ici être à l’œuvre, si l’on n’y prenait secrètement garde. De santé hélas déjà chancelante, le Maître Mallarmé ne peut en revanche conduire ces investigations nécessaires qu’à distance, et doit dépêcher sur le terrain certains de ses fidèles, jeunes ou moins jeunes, tels Alphonse Allais (né en 1854), Oscar Wilde (né en 1854 également), Pierre Louÿs (né en 1870), Ernest Dowson (né en 1867), Gustave Moreau (né en 1826), Gaston Calmette (né en 1858) ou Octave Mirbeau (né en 1848).

C’était un Mardi amer, plaintif, mauvais ; une fin de soirée morose ; et il pleuvait aux fenêtres ; des gens gris passaient quatre étages en dessous.
Mallarmé était debout devant le poêle de faïence blanc placé en angle dans le mur de la chambre, son châle frileusement jeté sur les épaules, la cigarette aux doigts. Il demandait encore des nouvelles de l’écrivain irlandais Oscar Wilde.
Son intérêt pour l’auteur du Portrait de Dorian Gray n’était pas que littéraire : il y avait les fauvettes, les fillettes, les souffreuses ; Mallarmé rejeta cette pensée. Il a rejeta comme on jetterait dans les flammes la photographie de son propre accouchement : notre mère ouverte qui hurle, qui pousse, et notre tête, tel un bout d’os blanc, qui pointe au milieu des chairs noires et ouvertes de notre mère, notre mère ouverte, et nous, qui sortons, l’horreur… Mallarmé secoua la tête. Il ne fallait pas songer aux affaires extérieures, pas en présence des écrivains Edmond de Goncourt et André Gide, ceux-là ne fréquentaient les Mardis de la rue de Rome que pour parler poésie – rien d’autre. Il y aurait bientôt d’autres Mardis, plus captivants, aux fréquentations plus décadentes. (Adorée Floupette & Raphaël Eymery« L’effroyable affaire des souffreuses »)

Mikhaïl Vroubel, Le démon assis, 1890

Dans ce Paris décadent de la fin du XIXe siècle, orné déjà de forêts de symboles (Mallarmé, lui-même traducteur réputé d’Edgar Allan Poe, est un grand admirateur de Charles Baudelaire) et entré dans sa transfiguration hermétique sous la plume du Joris-Karl Huysmans de « À rebours » (1884) et de « Là-bas » (1891), l’horreur radicale rôde à un niveau difficilement pensable et les hommes avertis, qu’ils soient d’art  et de lettres ou de sac et de corde, semblent globalement impuissants face à ces sombres et glaçants phénomènes. Le salut passe ici, pour l’essentiel, par les femmes : en chaque circonstance, ce sont presque immanquablement elles qui « sauvent l’affaire », souvent engagée de manière maladroite ou pataude par leurs homologues masculins. Jane Avril (qui n’est pas encore, à quelques mois près très précisément, la danseuse vedette du Moulin Rouge), la sulfureuse Marguerite Eymery, dite Rachilde (qui a publié sept ans plus tôt son scandaleux « Monsieur Vénus », et qui vient alors de faire paraître, justement, sa « Sanglante ironie »), Berthe Weill (alors encore en apprentissage chez l’antiquaire Salvator Mayer, cinq ans avant de prendre son envol en tant que pionnière parmi les marchands d’art moderne) ou, peut-être davantage encore, une certaine demoiselle Valdelle : ce sont là, on le verra à la lecture, les véritables héroïnes de ces quatre si noires affaires.

La table d’origine des Mardis de la rue de Rome

« Peut-être devrais-je vous raccompagner à l’atelier, mademoiselle Iakountchikova ? Le temps a viré au beau : la foule est bien plus dense que je l’avais imaginé. »
Berthe avait raison. Le boulevard, mais également les rues adjacentes : un brouillard compact. Il faisait chaud, soudain. Les manteaux étaient aux hanches, les hommes en bras de chemise. Au creux de ce torrent humain, des chars malmenés, tirés par des chevaux piqués d’incartades paniquées. Des dos, des épaules, des nuques, des hennissements. Par-ci par-là, le visage rouge d’excitation d’une badaude ou d’un badaud, comme le trou au front d’un fusillé. Des regards tombant sur Maria, s’y prélassant comme le vieux au préau, vifs de convoitise et de regret. Des bras comme des écrevisses au ragoût. Une soupe humaine, en somme, joyeuse et bouillonnante et épicée. « Je suis une folkloriste. Votre République invente ses traditions. Où devrais-je me trouver si ce n’est ici ? lança une Maria peu convaincue par ses propres paroles.
– Vous ne passez pas exactement inaperçue, insista Berthe, souhaitant dans son for intérieur ne pas être trop convaincante.
– Il est tout à fait convenable que je marche en votre compagnie, se renfrogna Iakountchikova, étant donné que… »
Elle s’interrompit. « …étant donné que je ressemble à votre domestique ? » termina Weill dans un mi-sourire.
Six petites filles affublées chacune d’un nez de rat ou de souris se faufilèrent entre elles, attachées aux mains comme un chapelet de saucisses.
Les deux femmes se jaugèrent un instant. Vertigineuse résonance entre deux vibrations de même intensité. Maelström clair et tumultueux chez l’une, craquant comme à la fonte des glaces. Patine noire et lustrée, chez l’autre, de couleuvres sinuant l’une sur l’autre. Et ces deux cordes tendues entre calme et tempête, contrôle et chute, d’atteindre une curieuse harmonique. Une sympathie socialement improbable mais essentielle.
Elles reprirent leur chemin, encaissant coudes et genoux. Comme elles butaient contre le faubourg Montmartre, compact comme un boudin blanc dans un viscère trop serré, Berthe enveloppa comme elle put, dans son manteau élimé, les épaules de Maria. Qui l’accepta sans commentaire. (Adorée Floupette & luvan, « Coquillages et crustacés »)

Toulouse-Lautrec, Jane Avril, 1892

Ces quatre affaires (les quatre premières d’une série a priori beaucoup plus longue, confiaient Léo Henry et luvan, lors d’une récente rencontre consacrée à cet ouvrage, publié à La Volte en janvier 2020) décadentes et surnaturelles, littéraires et horrifiques, sont arrivées jusqu’à nous par l’intermédiaire de la mystérieuse Adorée Floupette, à ne pas confondre naturellement avec Adoré Floupette, au masculin, le pseudonyme collectif adopté par Gabriel Vicaire et Henri Beauclair pour leur opuscule poétique « Les Déliquescences » en 1885, satire aiguisée, dit-on, du symbolisme et du décadentisme de l’époque. Léo Henry, dans la préface des « Affaires du Club de la rue du Rome », explique avec un certain luxe de détails les circonstances de la découverte de ces textes, de leur nouvelle disparition et de leur restauration toute récente, avec la collaboration profonde et intime de Léo Henry (« L’Étrange Chorée du Pierrot Blême »), de Raphaël Eymery (« L’effroyable affaire des souffreuses »), de luvan (« Coquillages et crustacés ») et de Johnny Tchekhova (« Les Plaies du ciel »), et l’adjonction pour la présente édition d’une carte du Paris de l’époque, d’une chronologie et d’une brève biographie des principaux protagonistes historiques. Selon l’expression de Léo Henry lors de la rencontre sus-mentionnée, « le statut d’existence d’Adorée Floupette demeure un cas très particulier, que nous ne souhaitons pas vraiment discuter ». Si la lectrice ou le lecteur songera peut-être au statut de Maria Soudaïeva, l’autrice des « Slogans » traduits du russe par Antoine Volodine, il n’en demeure pas moins que l’horreur surnaturelle qui imprègne cet ouvrage, comme le parfait réalisme de ses ambiances d’époque et de ses personnages, frappent fort les sens et l’imagination, et offrent à la lecture un parfum presque interdit de plaisir, de décadence et de réflexion secrète sur les méandres de l’histoire sociale et politique que nous affrontons dans le contemporain.

De tous les mystères qui entourent la vie et l’œuvre d’Adorée Floupette (1871 ? – 1949), le plus grand est certainement l’ampleur de sa bibliographie romanesque, qui mêle à des livres publiés sous son nom de naissance quantité d’autres parus sous des identités d’emprunt.
Le seul ouvrage signé Floupette auquel j’ai pu avoir accès, il y a de ça maintenant plus de vingt ans, était un fascicule jauni, paru à la toute fin de sa vie chez un éditeur de feuilletons pour ménagères. Il s’intitulait Les Cendres froides, ou quelque chose d’approchant, et faisait partie d’une collection comptant au moins trois autres titres. La couverture, surtout, m’avait frappé : elle représentait un monstre mythologique surgissant, à travers un mur effondré, dans un salon bourgeois où se tenait une réunion d’artistes.
Mon hôtesse m’avait expliqué ce soir-là qu’il ne s’agissait que d’un épisode, extrait de la grande série qu’Adorée avait consacrée au Club de la rue de Rome, une saga d’aventures surnaturelles dans le Paris fin de siècle. A l’époque de la publication des volumes, l’autrice vivait en Amérique du Sud et n’avait rien su de leur réception critique – inexistante, à ma connaissance. Malgré quelques recherches, je n’ai pu à ce moment-là retrouver en bibliothèque ni les Cendres froides, ni aucun autre titre de cette série prometteuse. J’avoue avoir, pendant de longues années, mis de côté cette histoire.

Toulouse-Lautrec, « Gueule de bois » (Suzanne Valadon), ca. 1888

Léo Henry, Luvan, Ambre, Raphaël Etmery, Adorée Floupette - Les Affaires du Club de la rue de Rome - éditions La Volte
Charybde2 le 10/02/2020

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