Comment survivre au milieu des obus, des fesses et des prothèses ?
Un luxueux hôtel tunisien transformé partiellement en hôpital post-opératoire : le choc entre les pouvoirs sur les corps et les échappées joyeuses et paradoxales qui les fuient.
Vous désiriez soulever le drap et vous n’avez pas osé ? La peur de le découvrir très mutilé vous a fait reculer, ou vous avez craint le regard des gens, du réceptionniste ? Penchée sur le Libyen de cette façon, vous m’avez semblé agir follement – pardon hein… Vous m’avez dit que je pouvais parler librement…
À contre-jour, ce que je voyais : un feu follet jaune soufre. Des trouées sombres, des fulgurances. En me déplaçant un peu : une forme noire contournant le brancard, esquissant plusieurs fois le même geste (je-veux-saisir-un-serpent-mais-je-renonce-car-il-menace – ce genre-là). L’homme ne bouge pas pourtant, certainement trop shooté pour se montrer mauvais…
Les magnétiseurs se tiennent un peu de cette façon, ils se connectent aux énergies… Les religieux. Comme on fait brûler des herbes autour des morts… Je suivais vos mains, c’est votre bouche que j’aurais dû regarder ; de la fumée s’en échappait peut-être, ou des incantations.
Vous souriez ?
Je venais de prendre mon service, après avoir passé la matinée à l’école, et j’attendais qu’une collègue arrive pour qu’on l’emmène, cet énième soldat – le lendemain j’allais apprendre qu’il n’avait rien à voir avec cette guerre. « Il a jamais porté une arme ! » Un civil ! Qu’assez vite on a surnommé la « Balle Perdue ».
En fait de balle, on aurait dû parler d’obus.
À vrai dire, depuis la chute de Ben Ali et la guerre civile à côté, en Libye, je commençais à m’habituer au fait que rien ne soit normal dans cet hôtel. D’accord je n’ai pas votre expérience de ces lieux-là – je suis institutrice quand je ne travaille pas ici – mais je crois pouvoir dire qu’il est unique, ce palace ; pas un client dans le restaurant, la piscine est désertée… Chaque bruit fait sursauter – ça dit quelque chose des silences, non ?
Sur moi ? Comment ça ? Je serais trouillarde ? Vous mesurez mal l’effet produit par le gardien mutique, l’entrée majestueuse, et plus encore le hall, ces lignes dorées parcourant le marbre noir, guidant le regard jusqu’au sommet de la voûte où elles se mêlent et forment un soleil hostile, qui ne redistribue rien… Tout cet or est pour la voûte – sur le brancard la lumière est dure, intraitable, presque grise. La sévérité du hall et de la réception… Le slogan « Luxe, calme et mojito » est une ampoule éteinte. Lorsque les vantaux de la porte se referment sur vous, c’est en produisant un bruit de cataracte qui me donnerait envie de fuir, si j’étais à votre place.
J’attendais Djamila pour vous enlever cet homme et le sauver – mais de quel danger, concrètement ? Rien ne va, ici, pas un client pour être digne, tout est tordu : sur un bord du bassin turquoise, des femmes qui semblent avoir été – m’en veuillez pas, il faut que ça sorte – piétinées par une escouade de brutes épaisses ; et sur le bord opposé des hommes qui n’en sont plus – ou si dégradés qu’on doit forcer l’imaginaire. Ils ont des érections (ceux qui ont encore leur chose, mais aussi les autres, ceux qui la sentent alors qu’ils ne l’ont plus) – et ils vous réclament, malgré que cabossées, mais vous riez parce qu’ils sont morts de faim.
Vous n’avez pas ri avec les autres ? Ah…
Oui, tous les jours. C’est un cercle infernal : ils réclament et elles se moquent. J’ai même entendu : « On serait un troupeau de chèvres que ce serait pareil ! »
J’aime ces rires, les entendre, mais sans arriver à trouver drôles ces hommes qui… Le dégoût l’emporte.
Mes collègues me poursuivent dans le couloir quand je sors à toute vitesse d’une chambre. Mais tant pis, je préfère ça. Qu’elles me disent prude ou coincée ça me va mieux que dessalée comme elles – j’aurais honte des racontars qu’elles pourraient…
Quand je termine mon service, j’ai besoin de rentrer à pied, malgré la fatigue. Si je prenais le bus je serais trop vite à la maison, et ce cortège de monstres entreraient dans mon appartement, à la queue leu leu. En face de la mosquée de La Marsa j’achète deux fricassés. Pour recharger les batteries – quand je repars, j’en ai encore pour trente minutes. Il me faut une heure et demie de marche pour les semer et ne pas m’endormir avec eux.
Ah oui, vous dans le hall…
Je me tenais à quelques mètres du brancard, et me disais qu’une fois encore j’allais approcher le feu. « Si ma collègue arrive, on sera obligées d’interrompre la sorcière, la cérémonie secrète… Elle se mettra en colère, et tournera sa magie contre nous deux. Je dois laisser Djamila parler. Qu’elle prenne la foudre, les sortilèges, et non pas moi. »
Heureusement vous êtes partie avant qu’elle n’arrive.
Des forces traversent le hall, qui font vriller les têtes. Si le matin, à l’école, je travaille avec des enfants –
Je ne vous ai pas dit que je suis institutrice ?
Des enfants qui sont gentils, à qui je fais la classe tous les matins. Eh bien régulièrement on me demande « Comment ils vont tes petits diables ? » alors qu’ils sont ici, les diables ! Dès que je passe la barrière, en début d’après-midi, je me méfie de tout et de tout le monde. « Luxe, calme et mojito » ? Le grand soleil éclatant réverbéré par la mer, qui est au bout de la terrasse ? Rien de tout ça, il ment le dépliant ; que des figures de cauchemar.
Même avec mes collègues ce n’est pas simple ; elles se moquent de ma façon de parler, par exemple. Je pourrais m’interdire les mots et les tournures qui les font rire, mais sans que ce soit conscient je m’exprime mieux qu’ailleurs, ici.
Ici, oui. Mieux qu’à l’école. Ce n’est pas de l’arrogance, hein, c’est plutôt désespéré ; je ne veux pas oublier que je suis aussi maîtresse d’école – ce serait un échec, je me dissoudrais dans le groupe des femmes de ménage. Je suis fière d’être devenue institutrice.
Je débloque les roues du brancard, on le pousse jusqu’au monte-charge. Là je vais comprendre qu’il lui manque une jambe et un bras. Comment le corps et le cœur peuvent-ils tenir ? Peut-être a-t-il perdu la vue aussi – ses yeux sont bandés…
Dans cet hôtel de luxe des environs de Tunis, une aile entière a été réquisitionnée pour accueillir, hôpital post-opératoire de fortune (à bien des sens du terme), des blessés graves, mutilés ou amputés le plus souvent, victimes de la guerre civile libyenne, combattants bien souvent, civils et habituels « dommages collatéraux » de temps à autre. Dans l’aile d’en face, séparée par une vaste piscine qui fera figure tour à tour de limes, de no man’s land ou de filet auquel on monte pour quelque échange de réparties, assourdi ou éclatant, on accueille, sur la promesse du « luxe, calme et mojito », des femmes plutôt riches, surtout européennes mais pas uniquement, en convalescence à l’abri des regards extérieurs (du male gaze craint et recherché, tout particulièrement), après leurs opérations de chirurgie esthétique.
Rafika, l’aide-soignante qui est aussi, « dans le civil », institutrice, Madjed, lui-même chirurgien lourrdement attrapé par une bombe dans l’hôpital de Tripoli où il pratiquait, Naïma, reine de beauté décidée à rompre avec cette esthétique parfaite qui la désole, affligée d’un mari obsessionnel évoluant peu à peu du côté de la folie pour devenir acteur d’un drame hôtelier à (presque) huis clos, et enfin Hassen, gamin des rues devenu factotum, bien décidé à « s’en sortir » en côtoyant la richesse comme le malheur, seront les quatre voix successives d’un chœur, subtil et néanmoins éclatant, de la violence contemporaine exercée sur les corps et sur les âmes, en une farandole jouant aussi bien avec la comédie qu’avec la véritable tragédie, pour mieux ébranler et désarçonner nos certitudes résiduelles – et pourtant toujours à la recherche de la joie.
Le 23 mars, 7 h 45. Des bruits d’eau, tout le temps. Un clapet. Je demande à la femme de ménage s’il s’agit d’une fontaine. « C’est une piscine. Mais pour personne, absolument personne ! » J’entends que sa main fend l’air. Est-ce qu’elle mime une étendue sans accident, comme on passe la main sur un drap repassé ? Parmi ces femmes que j’entends bavarder, il ne s’en trouve pas une pour nager ou barboter ? J’entends qu’elle sourit maintenant, mais trois longues secondes après la fin de ma question. Elle se perdrait dans ses pensées à chaque fois qu’on l’inviterait à considérer la situation de cette piscine, le gâchis, ou l’injustice ? Car elle voudrait s’y baigner, elle, et ses garçons mériteraient cette récompense, ils triment dur… Elle sourit comme on se gifle gentiment : pour sortir de la stupeur et se détourner d’un abîme de questions.
« Vous vous voyez faire des longueurs, vous ? »
Un truc apparaît dans la nuit, une lampe-tempête qui danse au loin dans le paysage : elles ont une empreinte sonore les choses que je disais muettes il y a encore trois semaines – un sourire par exemple, ça s’entend. Le rictus de celle qui se moque, et l’air expulsé des narines, je viens de les entendre.
Elle s’éloigne. Quelques secondes plus tard, la même voix répond depuis le couloir aux questions d’un autre Libyen :
« Elles viennent se faire opérer. Elles sortent des liasses de billets pour acheter un autre nez, des seins comme ça, des fesses comme ça. »
J’imagine les gestes : des seins tonitruants, bavards, et des fesses aussi accaparantes qu’un gosse hyperactif.
Une autre femme rit avec elle, qui doit être nouvelle.
« L’ONU ou je ne sais pas quoi, ils ont réquisitionné cette aile. Ici tu trouveras que des hommes dans le même état.
– … que le polycriblé de la chambre 12 ? »
Elles n’ont pas entendu ma question, que j’ai voulue complice puisqu’elles reprennent leur progression dans le couloir. Ou bien ces mots ne suffisent pas à me faire exister.
On a plus d’égards pour les morts, le Très-Haut nous a demandé de les traiter mieux. Dans la sourate Al-A’raf il est dit qu’existe une zone entre le Paradis et les gens du Feu, une muraille depuis laquelle les vivants s’adressent à ceux qu’ils ont aimés, parce qu’ils les regrettent, et aux autres à cause de la rancune. Qu’ils soient sauvés ou châtiés par le Très-Puissant, on s’adresse à eux par humanité, pour ne pas les abandonner au moment de la plus grande détresse. Ne rien dire aux gens du Feu serait encore plus accablant, le silence est pire que l’absence de miséricorde.
Je cherche un contre-poison à ce calme de cimetière et profite de la femme de ménage : est-ce qu’elle veut bien me décrire le ciel, le paysage ? Ses babouches traînent et ce n’est pas en raison de son poids – j’entendrais le balancement du corps, passant d’un appui à l’autre. C’est seulement de mauvaise grâce qu’elle s’approche de la fenêtre – je suis irritant ? Elle déteste les Libyens ?
« Deux branches de pin déjà. Contre la vitre. »
Je me jette sur ce rogaton de conversation :
« Quel genre ?
– Comme si elles voulaient entrer.
– Je voulais dire : quel type de pin ?
Elle décrit des branches maigres, hérissées de triangles coupants comme des lames.
« Il ne donne pas d’ombre ?
– Jamais, impossible. »
Dans les pays où le soleil est assassin, l’ombre c’est un peu de fraîcheur, la vie protégée, et c’esr ce que promettent les arbres. Parmi toutes les espèces, il n’y en a qu’une à ne pas s’y tenir, on l’appelle le désespoir des singes parce qu’une myriade de feuilles coupantes lacèrent immédiatement les doigts et les pieds de l’individu qui veut passer d’une branche à l’autre. « Si t’es là pour te payer ma tête, toi l’arbre mesquin, en toquant à ma fenêtre, t’arrives bien trop tard ; depuis le 4 mars je sais que je ne monterai plus à aucun arbre. Quand au désespoir de ne plus pouvoir singer qui que ce soit, on verra ; avec le corps qui est le mien, tout n’est peut-être pas perdu. »
(Je blague et les vannes se brisent aussitôt, le sourire craque et l’amertume s’engouffre. Mon humour est Made in China : tu t’en sers et aussitôt après ça ne marche plus.)
« Ensuite il y a la piscine. Faut avouer, elle est belle. Quand ils m’ont embauché, c’est ça qui me rendait fière. Chez moi je disais « Il y a une grande piscine devant la mer ».
– Et ensuite, quoi ?
– Mais je ne sais pas nager. Une fois j’ai essayé, sur la plage de La Marsa, mais avec la tunique mouillée je suis devenue lourde comme une pierre et j’ai failli –
– On s’en fout.
– Bien monsieur.
– Excusez-moi, je vous prie de m’excuser.
– Des transats avec des coussins, des parasols.
– Je suis vraiment désolé. »
Elle reste.
« Les serveurs courent avec des seaux remplis de glaçons et de bouteilles… Pendant deux minutes ils sont cachés par les parasols et quand ils réapparaissent, ça y est, le seau est vide. Je découvre ça maintenant, ahah : d’ici on pourrait croire qu’ils viennent d’arroser ces grandes fleurs en plastique et en tissu.
– Et ensuite il y a la mer… C’est les vagues et le vent qu’on entend ? »
Avoir besoin d’elle pour voir la Méditerranée m’a serré le cœur. Ma main a fouillé l’air pour essayer de prendre la sienne mais elle n’a pas vu le geste, ou elle ne l’a pas compris, ou elle n’a pas voulu répondre à l’émotion – je suis puni.
Publié en août 2025 chez Verticales, le huitième roman « solo » d’Arno Bertina se révèle particulièrement redoutable.
Il allie à la perfection l’écoute presque documentaire – de celles et ceux confrontés à la domination – de ses « L’âge de la première passe » (2020) ou « Ceux qui trop supportent » (2021) et la mise en fiction quasiment épique – là aussi, de luttes attendues ou inattendues – de ses « Des châteaux qui brûlent » (2017) ou « Boulevard de Yougoslavie » (2021, avec Mathieu Larnaudie et Oliver Rohe). Il se garde avec un grand brio du risque du pathos (auxquels les sujets de cette expérience sensible l’exposaient sans aucun doute), comme il s’en expliquait déjà dans le précieux journal de résidence que fut « SebecoroChambord » (2013), à propos des formidables défis que proposaient son SDF inventant un improbable château en Espagne sous le périphérique parisien (« La borne SOS 77 », 2009) et son travailleur clandestin déjantant véritablement au bout d’une piste humaine aride (« Numéro d’écrou 362573 », 2013). Il renoue aussi ici avec le machiavélisme narratif – car la chorale à quatre voix de ce « Des obus, des fesses et des prothèses » découvre à la lecture, comme son titre même, bien plus d’un détour dans son sac – qui caractérisait dès l’origine « Le Dehors ou la migration des truites » (2001), « Appoggio » (2003) et « Anima Motrix » (2006) ainsi que leur formidable coda « Je suis une aventure » (2012), aux côtés de Roger Federer et de Robert M. Pirsig.
Dans le grand hôtel du Maghreb oscillant joliment entre celui de Hugues Jallon (« Le début de quelque chose », 2011) et celui de Rim Battal (« Les quatrains de l’all-inclusive », 2021), Arno Bertina décortique minutieusement, mais au rythme d’une prose poétique allègre et pleine de verve, le pouvoir sombre qui s’étend sur les corps, dessinant les contours d’un homo sacer au sens de Giorgio Agamben, d’un être humain nu et exposé, mais disposant encore en arme secrète d’un étrange humour rusé à opposer au désastre.
Si vous passiez au moins une fois par semaine dans ce palace que je viens de quitter… Rassurez-moi : c’est parvenu à vos oreilles que le Croissant-Rouge a réquisitionné l’aile gauche pour y placer des Libyens gravement blessés ? Si vous y passiez ne serait-ce qu’une après-midi… Ou mieux : prenez une chambre, passez-y la nuit, et une autre dans la foulée. Vous comprendrez tout. Demandez une chambre dans l’aile où se trouvent vos patientes. Au moment du check-in, l’expérience vous semblera insignifiante, mais après avoir dîné, juste avant d’éteindre, vous entendrez les premiers gémissements, le début des plaintes. « Un couple qui baise ? » Vous tendrez l’oreille… Trop peu de signes en ce sens, vous éteignez. Le sommeil vient, il est venu puisqu’une heure plus tard vous êtes réveillé en sursaut. Dans le cirage, ensuqué par la fatigue, vous cherchez d’où viennent ces cris. Une sorte de stéréo folle. « De l’aile qui est en face, ou est-ce moi, dans cette chambre, qui vient de crier ? » J’imagine la femme dans la chambre voisine de la vôtre : « Si c’est moi, si je me suis réveillée moi-même… Pourquoi hurler comme ça ? Depuis quelques mois l’opération ne me faisait plus peur… Elle s’est bien déroulée, qui plus est. » C’est en tout cas ce que lui a dit le chirurgien – qu’il s’agisse de vous ou d’un collègue, j’ai l’impression que ça ne change rien. « Il est content de lui. » Elle pense qu’ils sont tous contents d’eux-mêmes ; c’est un truc de bon VRP de soi mais tout de même ça lui en impose un peu, et elle prend possession de sa chambre sans appréhender le moment où elle découvrira sous les bandelettes un visage qu’elle ne connaît pas vraiment. Seulement la nuit les cauchemars des hommes filent à la surface de l’eau comme des hirondelles, d’une aile à l’autre. Ils crient parce qu’on leur tire dessus, ils hurlent, des camarades leur tombent dessus, ils sont morts, des immeubles s’effondrent sur les amis qu’il faudra aller chercher dessous, écrabouillés. L’eau réverbère les sons, elle emporte les terreurs des hommes fracasser les fenêtres des chambres donnant sur le bassin. Si elle avait pu se croire à l’abri des terreurs nocturnes, logées dans l’aile d’en face… En Tunisie pour se remettre de l’injustice qui lui aura donné un nez trop long, ou tordu, qu’elle n’aime pas quoi qu’il en soit, une poitrine qui n’est pas assez bling-bling, ou des fesses trop peu kardashiannesques ; en Tunisie pour ne plus se sentir disgracieuse, ou pas assez sexy, pour ne plus souffrir du regard des autres, si rude ; en Tunisie où elle pensait pouvoir enfin baisser la garde et se remettre de la violence du monde, voilà qu’elle est débusquée par elle, rattrapée jusque dans cette chambre dont le prix lui permettait pourtant d’espérer qu’elle n’aurait pas à se barricader. Comme autant de djinns ou de dibouks, les cauchemars des hommes viennent tourbillonner dans le couloir avant de passer sous la porte – quand ils ne pénètrent pas dans sa chambre via les grilles de la clim, pour violer ses angoisses dans le lit où elle comptait dormir.
Elle en est là : elle n’est plus certaine d’avoir voulu tout ça, elle se demande si on ne lui a pas fourgué un désir d’opération qui n’était pas le sien. Elle a le sentiment d’avoir été manipulée. D’une manière puissante manifestement, puisque décisive, mais à la surface. Elle mesure l’effet d’entraînement. Elle se remémore l’année qu’elle vient de vivre et se voit ballottée comme un bouchon de liège porté par la marée. « On arrive à nous vendre des choses dont on ne veut pas. Ou des choses dont on n’a pas besoin. »
Vous pensez que j’invente, docteur ? En aucune façon. Notre groupe de sept comptait deux femmes qui, au fil des jours, ont porté ce récit à la surface, prenant conscience que la question n’était plus, pour elles, la réussite esthétique de ce qu’elles avaient décidé ; elles voulaient savoir si elles avaient décidé quelque chose, dans ce parcours. Elles s’en voulaient d’avoir participé à ce monde-là, d’avoir remis des pièces dans la machine à broyer les personnes, d’avoir habité ce monde où la moindre particularité (des lèvres trop minces, que tu pourrais à peine peindre en rouge) voit fondre sur elle un vol noir de normes et de complexes. Un monde de brutes hygiénistes ou virilistes qui a ceci de particulier : qu’on y participe ou non, ou sans le savoir, simplement parce qu’on cherche la lumière, on est de toute façon broyé par lui. C’est un monde bien plus vorace qu’on ne l’imagine. On lui donne un doigt et il nous prend le bras ; on lui accorde un argument et il nous bouffe tout le cerveau.
Hugues Charybde, le 15/09/2025
Arno Bertina - Des obus, des fesses et des prothèses - Ed. Verticales
l’acheter chez Charybde, ici
l’auteur par Bruno Barlier