Stoner : de Palm Desert vers l'infini et au-delà

A priori, quand démarrent les generator sessions dans le désert, à quelques encâblures de Palm Springs, à la fin des 70’s, c’est juste un moyen, dans un lieu à l’écart de tout, de jouer du rock psyché en se rétamant grave la tronche. Oui, mais, nul n’avait prévu que Kyuss ferait autant d’émules. Et que la scène du désert du Mojave allait faire florès et étendre ses ramifications et transformations comme le doom au monde entier… 

Jean-Charles Desgroux revient avec talent , et une foule de détails, sur la genèse de ce mouvement dans “Stoner, blues for the red Sun “ publié dans une nouvelle édition, ces jours-ci chez Le Mot et le reste.

Dans le langage codifié propre à la sous-culture nord-américaine, le mot stoner évoque davantage le lexique de la défonce que celui de la musique – alors qu’il est censé cerner toute une scène, confidentielle, complexe et aux multiples ramifications. Pour simplifier à outrance, le néophyte aurait tendance à réduire sa formule à la juxtaposition de la lourdeur de Black Sabbath et du psychédélisme de Pink Floyd. Une fusion a priori contre-nature qui vient illustrer de manière assez candide l’alliance entre les riffs heavy assénés par les pères fondateurs, et l’idée d’une évasion musicale assumée via le prisme des drogues lysergiques, un terrain qui favorise les digressions artistiques, proches du trip et des ambiances envoûtantes ancrées dans le rock populaire des années soixante-dix.

En ayant démarré, pour la plupart, dans des groupes punk avec une pratique instrumentale limitée – et par essence aux antipodes de l’académisme des virtuoses habituels –, certains jeunes musiciens qui évoluent dans le stoner ne se contentent parfois que de suivre l’héritage des pionniers du desert rock, une scène innovante, spontanée et sans le moindre précédent, strictement circonscrite à son environnement géographique: le désert californien. Si Kyuss restera toujours la référence immuable de cette culture, et que depuis le début des années deux mille, les Queens Of The Stone Age – son extension par défaut – sont devenus l’un des plus gros mastodontes rock de sa génération, l’amateur et le curieux applaudissent de concert une vaste sélection d’artistes qui composent eux aussi, à leur façon, cette nébuleuse méconnue du grand public. Et si cette scène de Palm Desert, sacralisée depuis plus de trente ans, vit et vibre toujours avec autant de créativité en multipliant les expériences consanguines et autres entités éphémères entre tous ses acteurs historiques, il existe une myriade d’autres groupes très excitants qui s’épanouissent bien au-delà des limites parfois difficilement pénétrables du désert Mojave.

Monster Magnet, Fu Manchu, Nebula, Corrosion Of Conformity, Clutch, Down, Sleep, Karma To Burn, Goatsnake, Eyehategod, The Atomic Bitchwax, Acid King, High On Fire, sans parler des aînés d’un autre temps (Pentagram, Trouble, Saint Vitus, The Obsessed, Masters Of Reality) sont tous nés sur le territoire nord-américain, et continuent à publier des disques et à livrer des concerts habités, tant dans des petits clubs moites qu’à l’affiche de festivals enfumés. Ils sont tout autant imités par des formations britanniques, européennes ou plus exotiques encore, qui ont elles aussi atteint un statut culte au fil des années. Ainsi, aussi radicalement différents soient-ils les uns des autres, les Electric Wizard, Acrimony, Orange Goblin (Royaume-Uni), Dozer, Spiritual Beggars (Suède) ou Church Of Misery (Japon) sont devenus leurs pairs depuis 1997, une année symbolique de ce genre naissant, dès lors identifié comme potentiellement juteux par une industrie du disque opportuniste, et ce deux années déjà après la dissolution de Kyuss.

Parmi tous ces noms historiques, certaines de leurs figures, telles que Dave Wyndorf, Matt Pike, Dale Crover, Brant Bjork, Ben Ward, Neil Fallon, Al Cisneros, Nick Oliveri, Scott Hill, Jus Oborn, Bobby Liebling, Pete Stahl, Rich Mullins, Chris Goss, Pepper Keenan, Wino Weinrich, Ruben Romano, Mario Lalli, Lee Dorrian, Eddie Glass, John Garcia, Kirk Windstein, Scott Reeder, Greg Anderson, et autres Josh Homme sont systémati- quement associés à un cortège d’images, de clichés et de folklore inhérents au genre. Paysages du désert bien sûr (parfois martiens, plus rougeoyants encore), galaxies agitées, pin-up en mode vintage, hot rods, mythologie lovecraftienne, évasion à la Easy Rider, skate culture, ésotérisme, science-fiction, heroic fantasy et peintures de Frank Frazetta, sorcellerie ou satanisme rétro cheap, sans parler de tout le glossaire autour du LSD, des champignons hallucinogènes et surtout de la marijuana, sweet leaf historique qui fédère toute une communauté.

Une consommation massive d’herbe qui caractérise l’impression de ralentissement évident des tempos: à l’image de son cousin le doom, dont la frontière est si souvent poreuse et confuse, le stoner se complaît dans des rythmiques aussi alourdies que freinées, instaurant des ambiances cotonneuses et capitonnées, que vient renforcer l’épaisseur des guitares, granuleuses et fuzzées à outrance. Sur ce schéma quasi immuable se posent des vocalises tant hululées ou fantomatiques, véritables contrastes haut perchés, que des grognements passés au papier de verre qui trahissent des gosiers aux hygiènes de vie douteuses. Émaillés de vieux sons électroniques ou de bidouillages opérés sur des oscillateurs vintage propres au space rock, les morceaux typés stoner peuvent en effet se voir étirés le temps nécessaire du trip, et ainsi largement dépasser le cadre habituel des chansons, ou à l’inverse être réduits à une expression minimale, toujours plombée mais fidèle au postulat punk hardcore initial – deux ou trois minutes d’accélération, cette fois provoquées par une énergie phénoménale, qui ne diffère guère de leurs homologues grunge de Seattle. Et au final seule compte la fuzz.

Si vous aimez les fêtes étranges qui font suite au passage du psychédélisme au heavy metal, en gros si vous avez été fan de Blue Cheeer et de Vanilla Fudge, tout autant que Pink Floyd ou des Deviants, l’auteur distille une seconde voie musicale qui mixe des pôles à priori non compatibles. Sa démonstration est belle, je vous laisse la découvrir, comme un pointillé qui file de scène en scène et des années 70 jusqu’à aujourd’hui. Nouvelle édition comportant une très conséquente discographie, on y trouve même les Français de Mars Red Sky. Pas une bible, mais presque. De quoi agacer quelques esprits chagrins l’été durant …

Jean-Pierre Simard, le 2/06/2025
Jean-Charles Desgroux - Stoner, blues for the red sun - éditions le Mot et le reste